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25/06/2021
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Tribunal de l'entreprise Liège, division de Liège (4e chambre), 25/06/2021


Jurisprudence - Preuve

J.L.M.B. 21/358
I. Preuve - Matières civiles - Droit transitoire - Loi nouvelle - Non-rétroactivité - Exception - Acte juridique - Paiement - Application de la loi nouvelle.
II. Preuve - Matières civiles - Droit transitoire - Pouvoirs du juge - Loi nouvelle - Inversion de la charge de la preuve - Contrats conclus avant son entrée en vigueur.
III. Preuve - Matières civiles - Vente - Délivrance - Vendeur professionnel spécialisé ou fabriquant - Obligation de résultat - Circonstances exceptionnelles - Inversion de la charge de la preuve.
1. En règle, et sauf disposition d'ordre public ou impérative, le droit de la preuve issu de l'ancien Code civil régit encore les relations contractuelles ou les obligations extracontractuelles nées avant l'entrée en vigueur du nouveau livre VIII du Code civil. Les présomptions admises par la loi nouvelle ne pourront être tirées de faits antérieurs à son entrée en vigueur.
Pour autant, la loi nouvelle s'applique immédiatement lorsqu'il s'agit de prouver un acte juridique, comme un paiement, effectué sous l'empire de la loi nouvelle, ceci même si cet acte a trait à un contrat né sous l'empire de la loi ancienne.
2. Les pouvoirs du juge sont distincts de ceux des parties et sont régis immédiatement par la loi nouvelle même pour les contrats nés sous l'empire de la loi ancienne. Partant, la nouvelle possibilité pour le juge d'inverser la charge de la preuve issue du nouveau livre VII du Code civil peut être mobilisée, y compris concernant des contrats conclus avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.
3. En matière d'obligation de délivrance d'une chose conforme par le vendeur, le vendeur professionnel spécialisé ou le fabriquant supporte une obligation de résultat. Partant, dans le cadre du contrat entre les parties, le placeur de jeux professionnel spécialisé a l'obligation de mettre à disposition de l'exploitant du café un bingo exempt de défaut ou de vice et il revient, en règle, à ce dernier d'établir l'existence du défaut ou du vice allégué.
Lorsqu'il s'avère qu'aucune constatation n'est plus possible suite à la destruction du bingo à l'initiative de l'assureur et la décision de celui-ci de libérer les lieux et de ne plus effectuer aucune investigation sur place, sans toutefois informer l'exploitant du fait que le bingo a été détruit, il y a lieu d'inverser la charge de la preuve de sorte qu'il appartient à l'assureur de démontrer qu'un défaut du bingo n'est pas à l'origine de l'incendie, ce que celui-ci ne fait pas en l'espèce avec suffisamment de vraisemblance.

(Jacques / S.A. Axa Belgium )


I. Objet de la demande
Jacques demande à ce tribunal de :
  • dire sa demande recevable et fondée ;
  • à titre principal :
    • condamner la S.A. Axa Belgium (ci-après « Axa ») au paiement de la somme de 88.058,39 euros (51.099,32 euros + 36.959,07 euros), à majorer des intérêts compensatoires à dater du 2 août 2015 jusqu'au jugement à intervenir, le tout à majorer des intérêts moratoires à dater du jugement à intervenir jusqu'au complet paiement ;
    • condamner Axa aux entiers dépens de l'instance, liquidés à 3.886,26 euros (soit 3.600,00 euros d'indemnité de procédure et 286,26 euros de frais de citation) ;
  • à titre subsidiaire :
  • dans l'hypothèse où le tribunal estimerait ne pas disposer des éléments suffisants pour déterminer l'origine de l'incendie, ordonner à Axa de produire les documents suivants, sous peine d'une astreinte de 1.000 euros par jour à dater du quinzième jour suivant la signification du jugement à intervenir :
    • le(s) rapport(s) réalisé(s) par son conseil technique (Bureau C.) suite aux réunions qui se sont tenues les 14 octobre 2015, 19 novembre 2015 et 6 janvier 2016 ;
    • les échanges de correspondances qu'elle a eus avec son conseil technique (Bureau C.) et qui ont précédé la décision de faire détruire le bingo par l'ISSEP.
Dans cette hypothèse, réserver à statuer sur le surplus et notamment quant aux dépens.
2. Axa conteste la demande, et sollicite la condamnation de Jacques aux entiers dépens.
II. Bref rappel des faits et antécédents procéduraux
Les faits utiles ont été résumés par ce tribunal (autrement composé) dans son jugement interlocutoire du 23 mars 2018, ceci dans les termes suivants :

« a. Les parties :

Jacques exploitait un café, situé (...), appelé le R (...).

L'immeuble appartient à une S.A. P., qui a conclu un bail commercial avec I., qui a sous-loué le bien à Jacques.

La relation contractuelle entre Jacques et I. durait depuis de nombreuses années, le dernier renouvellement du bail commercial datant du 6 mai 2010.

Le 25 mars 2010, Jacques a conclu une convention de placement de jeux (bingos) avec la S.A. T. (ci-après T.).

Axa est l'assureur incendie de Jacques, ainsi que l'assureur responsabilité professionnelle de T. C'est à ce dernier titre qu'elle est partie à la présente procédure.

b. Le sinistre et ses suites

Le 2 août 2015, un incendie s'est déclaré durant la nuit dans le café de Jacques. Les dégâts sont importants. Au point que Jacques écrit le 10 août 2015 à I. pour constater la fin de son bail commercial en raison de la destruction partielle de l'immeuble. Jacques faisait valoir deux causes à cet égard, soit l'incendie du 2 août 2015 qui a détruit le rez-de-chaussée du bâtiment ainsi que la destruction de la toiture et de la buanderie depuis janvier 2015.

I. a répondu le 26 août 2015, refusant de mettre fin de manière anticipée au bail. Elle fondait sa réponse sur le fait que l'incendie n'avait affecté que le fonds de commerce de Jacques (qui devait être assuré contre l'incendie) et non l'immeuble en tant que tel. I. précisait encore que les travaux à la toiture étaient en cours et qu'elle avait fait l'objet d'une réparation temporaire empêchant toute infiltration d'eau.

Dès lors, I. a fait opposition entre les mains d'Axa sur le versement des indemnités dues à Jacques au titre de l'assurance incendie du fonds de commerce, en raison de retards dans le paiement des loyers. L'assurance incendie de Jacques prévoyait un plafond d'indemnisation à charge d'Axa fixé à 66.626,87 euros.

Des expertises techniques ont eu lieu entre les parties, même s'il n'apparaît pas clairement à quel titre l'expert d'Axa est intervenu au départ (soit en qualité d'assureur incendie du fonds de commerce de Jacques soit en qualité d'assureur responsabilité professionnelle de T.).

Les experts ont évalué le préjudice matériel de Jacques à 113.405,57 euros. Le rapport d'évaluation dressé par l'expert d'E-Bex, mandaté par Axa-Assurance incendie, localise le point de départ de l'incendie au niveau du bingo (voir rapport d'évaluation du dommage dressé le 28 janvier 2016 par E-Bex).

Dès lors, Axa, sous la casquette d'assureur de T., a mandaté l'ISSEP pour faire les constatations sur place et procéder à un examen technique du bingo. Celui-ci a été enlevé des lieux par l'ISSEP le 19 novembre 2015.

Les 20 novembre et 7 décembre 2015, le conseil de Jacques écrit à Axa pour lui demander de confirmer que l'incendie est dû à un dysfonctionnement du bingo et que, partant, la responsabilité de T. est engagée dans la survenance du sinistre.

Par sa réponse du 8 décembre 2015, Axa conteste toute reconnaissance de responsabilité dans le chef de T. Elle précisait que les recherches techniques étaient toujours en cours.

Afin de permettre à Jacques d'entreprendre les travaux de remise en état des lieux loués, il a convenu avec I. en janvier 2017 d'un accord portant sur une libération partielle en sa faveur (soit à concurrence de 20.000 euros) des indemnités dues par Axa, au titre de l'assurance incendie de son fonds de commerce. Ce montant a été payé le 20 février 2017.

Finalement, le bail commercial conclu avec I. a été résilié anticipativement le 31 juillet 2017.

c. La procédure pendante devant la justice de paix du deuxième canton

Le 31 mars 2016, Jacques a lancé citation en résolution du bail commercial contre I. devant le juge de paix du deuxième canton de Liège. Il a demandé à Axa de faire intervention volontaire dans cette procédure par un courrier du 27 mai 2016, ce que cette dernière a refusé par courrier du 10 juin 2016.

Le juge de paix a rendu un jugement le 9 septembre 2016, par lequel il refusait la résolution du bail commercial au motif que son objet n'avait pas disparu du fait de l'incendie.

Le conseil de Jacques a informé Axa de cette décision par un courrier du 21 septembre 2016, dans lequel il lui demandait également de confirmer que les lieux pouvaient être libérés afin d'y entreprendre les travaux de rénovation nécessaires. Enfin, il était précisé que si Axa ne confirmait pas officiellement la responsabilité de T. dans la survenance du sinistre, une citation serait lancée contre elle.

Un rappel de ce courrier a été envoyé les 3 novembre 2016, 23 décembre 2016, 9 janvier 2017, 19 janvier 2017 et 10 février 2017.

Le 23 février 2017, Axa écrivait que "les investigations techniques ne sont pas encore clôturées en ce dossier".

Le 12 avril 2017, le conseil d'Axa confirmait qu'elle ne s'opposait pas à la libération des lieux.

À cette même date, Jacques a fait signifier une intervention forcée en garantie contre Axa dans le litige pendant devant la justice de paix du deuxième canton de Liège.

d. Le rapport de l'ISSEP

Le 25 mai 2016, l'ISSEP a rendu un avis concernant le sinistre du 2 août 2015. Il constate que le bingo était renversé sur le sol et que le foyer de l'incendie se situe au fond du bar au niveau du mur est du bâtiment, à l'endroit où se trouvait le bingo. Cependant, la présence d'un second foyer, éventuellement "secondaire", est relevée au niveau du sol sous le bingo (plancher en bois).

Selon le rapport, les traces de combustion les plus marquées sont situées au niveau du panneau d'affichage de l'appareil. Le rapport fait également état de la présence d'un rideau (selon "témoignages") qui a dû contribuer à la propagation verticale rapide des flammes.

Le rapport précise in fine qu'aucune analyse approfondie du bingo n'a été faite pour confirmer que l'origine de l'incendie se situe bien au niveau du panneau d'affichage de l'appareil ».

* * *
Dans ce contexte de saisine du juge de paix, ce tribunal autrement composé avait alors décidé :

« L'objet de la demande formulée par Jacques est de condamner Axa à le garantir de toute condamnation qui serait prononcée à son encontre au profit d'I., en raison de la responsabilité de T. dans la survenance du sinistre.

La présente procédure, qui vise également à reconnaître la responsabilité de T. dans la survenance de l'incendie du 2 août 2015, et partant à condamner Axa à indemniser Jacques de son préjudice, constitué notamment des sommes dues à I. en vertu du contrat de bail commercial conclu entre ces parties, a été introduite par citation du 18 avril 2017.

Le tribunal constate que ces deux procédures présentent entre elles un lien de connexité (au sens de l'article 30 du Code judiciaire) évident et qu'elles sont en outre indivisibles (au sens de l'article 31 du Code judiciaire) en ce sens qu'elles sont susceptibles d'aboutir, si elles étaient poursuivies en parallèle, à des décisions inconciliables.

(...)

le tribunal de céans est la deuxième juridiction saisie dans le temps du litige entre les parties.

En conséquence, le tribunal décide d'office de surseoir à statuer dans l'attente de la décision qui sera rendue par le juge de paix du deuxième canton de Liège dans le litige pendant devant lui sous le numéro de rôle (...) ».

Depuis lors, le juge de paix a rendu sa décision et le tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a été saisi de l'appel dirigé contre celle-ci.
Le tribunal susvisé a prononcé un jugement le 19 novembre 2019 et décidé que l'appel est irrecevable en tant que dirigé contre Axa Belgium, qui a été citée en intervention forcée et garantie après que le juge de paix ait rendu son jugement. Le tribunal a également estimé que la demande visant à ce que ledit jugement soit déclaré commun et opposable à Axa devait être rejetée, au motif que s'il était fait droit à cette demande, alors les droits de la défense d'Axa se verraient entachés.
La surséance à statuer, décidée dans le jugement du tribunal de céans du 23 mars 2018, n'a plus de raison d'être. L'affaire est en état d'être jugée.
(...)
IV. Discussion et solution
1. Le droit de la preuve suit le même régime que la matière contractuelle : en règle
- sauf dispositions impératives ou d'ordre public - l'ancien régime des articles 1315 et suivants de l'ancien Code civil régit donc encore les relations contractuelles ou les obligations extracontractuelles nées avant l'entrée en vigueur du nouveau livre VIII du Code civil) [1].
Dans ce contexte, la loi ancienne reste en tout cas applicable aux modes de preuves préconstitués et continuera de régir la validité de ces modes de preuve. Par ailleurs, les présomptions admises par la loi nouvelle ne pourront être tirées de faits antérieurs à son entrée en vigueur (seuls les faits survenus après l'entrée en vigueur de la nouvelle loi sont concernés par celle-ci) [2].
Ceci étant :
  • la loi nouvelle s'applique immédiatement lorsqu'il s'agit de prouver un acte juridique (un paiement par exemple) effectué sous l'empire de la loi nouvelle, ceci même si cet acte a trait à un contrat né sous l'empire de la loi ancienne [3] ;
  • de même, les pouvoirs du juge en matière de preuve sont distincts du pouvoir des parties et seront donc régis immédiatement par la loi nouvelle même pour les contrats nés sous l'empire de la loi ancienne [4].
  • Par conséquent, la nouvelle possibilité pour le juge d'inverser la charge de la preuve (issue du nouveau livre VIII du Code civil) peut être mobilisée, y compris concernant des contrats conclus avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.
  • À cet égard, l'article 8.4, alinéa 5, du Code civil prévoit désormais que :

« Le juge peut déterminer, par un jugement spécialement motivé, dans des circonstances exceptionnelles, qui supporte la charge de prouver lorsque l'application des règles énoncées aux alinéas précédents serait manifestement déraisonnable. Le juge ne peut faire usage de cette faculté que s'il a ordonné toutes les mesures d'instruction utiles et a veillé à ce que les parties collaborent à l'administration de la preuve, sans pour autant obtenir de preuve suffisante » (ce tribunal met en évidence).

  • Le projet de loi ayant présidé à l'adoption de cette disposition contient l'explication suivante :

« le juge pourra appliquer ce texte lorsque la collaboration à l'administration de la preuve est inopérante, parce que la partie adverse n'est plus en mesure de produire la preuve qu'elle détenait, que la disparition de cette preuve soit ou non imputable à une faute de sa part » [5].

Ceci étant, sous réserve notamment de cette possibilité d'inversion de la charge de la preuve, les principes issus des réformes successives du droit de la preuve sont fondamentalement inchangés.
En effet, les dispositions relatives notamment à l'obligation de collaborer à la charge de la preuve ou celle en vertu de laquelle, en cas de doute, la partie qui a la charge de la preuve succombe, consacrent des principes déjà bien ancrés dans notre droit.

4.1. Application - solution

1. Selon la propre thèse d'Axa, la convention entre parties constitue un prêt à usage concernant la mise à disposition du bingo.
Or, dans ce contexte, Axa invoque l'article 1891 de l'ancien Code civil, lequel précise que :

« Lorsque la chose prêtée a des défauts tels, qu'elle puisse causer du préjudice à celui qui s'en sert, le prêteur est responsable, s'il connaissait les défauts et n'en a pas averti l'emprunteur ».

En matière d'obligation de délivrance d'une chose conforme par le vendeur, la Cour de cassation a précisé que l'obligation est de résultat dans le chef des seuls vendeurs professionnels spécialisés et aux fabricants [6].
La décision du 7 avril 2017 [7] de la Cour est la suivante (ce tribunal met en évidence) :

« 5. Le vendeur, qui est un fabricant ou un vendeur spécialisé, a l'obligation de fournir la chose sans vice et doit prendre, à cette fin, toutes les mesures requises pour déceler tous les vices possibles, de sorte que, si l'existence d'un vice est établie, il doit réparer le dommage subi par l'acheteur, à moins qu'il n'établisse le caractère indécelable de ce vice.

Cette obligation de résultat n'incombe pas à chaque vendeur professionnel, mais uniquement au fabricant et au vendeur spécialisé.

Le juge apprécie en fait si un vendeur peut être considéré comme un vendeur spécialisé et il utilise à cette fin, comme critère de distinction, le degré de spécialisation et les compétences techniques du vendeur en question.

6. Les juges d'appel ont considéré que "la demanderesse doit être considérée comme un vendeur professionnel de sorte qu'elle est présumée avoir connu les vices cachés" et que "le vendeur professionnel, qui est présumé avoir connu les vices cachés, (...) ne peut invoquer une clause d'exonération, à moins d'apporter la preuve contraire de son ignorance invincible ou du caractère indécelable du vice, ce qui n'est pas le cas en l'espèce".

En considérant ainsi que l'obligation de résultat consistant à livrer la chose sans vice et à prendre toutes les mesures pour déceler tous les vices possibles s'applique à chaque vendeur professionnel, les juges d'appel n'ont pas légalement justifié leur décision.

Le moyen, en cette branche, est fondé ».

En l'espèce, T. - assuré d'Axa - est un placeur de jeux professionnel spécialisé.
Selon ce tribunal, un raisonnement analogue à celui développé par la Cour de cassation concernant les obligations du vendeur spécialisé doit être tenu concernant l'obligation de T. de mettre à disposition de Jacques une chose (un bingo) exempte de défaut/vice dans le cadre du contrat entre parties.
2. Ceci étant, il revient en règle à Jacques d'établir l'existence d'un défaut/vice du bingo.
Dans ce contexte, Axa conteste l'existence d'un tel défaut et considère que l'incendie ne peut avoir pour origine une défaillance interne du bingo car celui-ci n'était pas en mode « ON » au moment des faits litigieux, ce qui n'est pas en soi contesté.

Que faut-il en penser ?

Il est important de relever que :
  • le 28 janvier 2016, une évaluation contradictoire des dégâts subis par le café a été établie entre conseillers techniques.
  • Celle-ci mentionne « Cause du sinistre : Incendie au départ d'un jeu de Bingo » et encore « Recours contre : T. N.V. ».
  • Le document est néanmoins signé « sous toutes réserves et sans reconnaissance de responsabilité ».
  • Cependant, ceci démontre que, très rapidement, la responsabilité de T. et l'imputation de l'origine du sinistre au bingo étaient envisagées par les parties concernées par le sinistre.
  • C'est dans ce contexte que le déroulement ultérieur du litige doit être examiné.
  • Ainsi :
  • le 20 novembre 2015, le conseil de Jacques a écrit à Axa, assureur de T. :
  • « Différentes expertises ont déjà été réalisées pour déterminer la cause de l'incendie du "R. Café".
  • Le 19 novembre, des experts ISSEP sont venus retirer le bingo qui est à l'origine de l'incendie ayant sinistré les lieux.
  • L'expert d'Axa, Monsieur M., ainsi que les différents experts intervenus semblent d'accord ; la cause de l'incendie est un défaut interne au bingo.
  • Partant, la responsabilité de Jacques ne saurait être engagée.
  • Il semble même qu'une expertise de l'ISSEP ne soit pas nécessaire dans la mesure où cette conclusion n'est pas contestable.
  • Pourriez-vous donc me confirmer que la responsabilité de Jacques n'est pas engagée et que la cause du sinistre provient bien d'un disfonctionnement interne au bingo.
  • (...) » ;
  • le 7 décembre 2015, le conseil de Jacques a adressé un rappel à Axa ;
  • le 8 décembre 2015, Axa, assureur de T., a répondu que :
  • « Nous ne confirmons pas la responsabilité de notre client.
  • L'affaire est toujours en recherche » ;
  • le 9 décembre 2015, le conseil de Jacques a écrit à Axa, assureur de T. :
  • « Nous vous remercions pour votre mail de ce 8 décembre.
  • Vous écrivez que l'affaire "est toujours en recherche".
  • D'après nos renseignements, les recherches concernant non pas tant la cause de l'incendie qui est d'ores et déjà déterminée (le bingo) mais plutôt la possibilité d'exercer un recours contre le fabriquant du bingo qui aurait été affecté d'un vice.
  • C'est à cet effet que l'ISSEP a été sollicité, croyons-nous.
  • Les travaux de l'ISSEP sont, en règle générale, fort longs. Des délais de plusieurs mois sont souvent nécessaires, eu égard à la charge de travail de cet organisme.
  • Entre-temps, le préjudice de Jacques et/ou de la brasserie continue à s'aggraver. Axa est l'assureur incendie de Jacques, mais est aussi l'assureur R.C. de T. Si le dossier ne se débloque pas à très bref délai, nous serons contraints d'entamer une procédure en justice » ;
  • le 1er avril 2016, le bureau C., conseiller technique d'Axa, a écrit à l'ISSEP :
  • « Nous revenons vers vous dans le cadre de ce sinistre et tenons à vous informer que l'appareil peut être évacué en décharge ».
  • L'existence de cette instruction a été découverte par le conseil de Jacques bien plus tard, suite à une interpellation adressée par ce dernier à l'ISSEP en date du 24 mai 2018 et à laquelle l'ISSEP a répondu le jour même que :
  • « Par la présente, nous vous informons que l'appareil précité a été éliminé, suite à l'autorisation donnée par notre mandante » ;
  • le 25 mai 2016, l'ISSEP a rendu son rapport à Axa, assureur de T.
  • Ce rapport conclut :
  • « 6. Commentaires et conclusions :
  • - L'examen des empreintes de combustion sur les lieux du sinistre indique que le foyer de l'incendie se situe contre le mur "Est" dans la zone qui devait occuper l'appareil à jeux de type bingo.
  • - Il y a eu un foyer au sol, à proximité du mur "Est" dans cette zone. Ce foyer peut être secondaire.
  • - L'intensité des dommages constatés au niveau du panneau d'affichage dudit appareil à jeu et le type de composants qu'il contient suggèrent que l'origine de l'incendie se situe à ce niveau. Cependant, aucun examen approfondi de l'appareil n'a été réalisé pour vérifier cette hypothèse ».
  • Le rapport précise que l'avis a été demandé par M., pour le compte de C.
  • M. a signé le procès-verbal d'évaluation contradictoire du préjudice de Jacques pour compte d'Axa, assureur de T. Ce tribunal a relevé supra les mentions de ce procès-verbal, ce qui confirme le contexte de la demande formulée par M. à l'égard de l'ISSEP ;
  • le 27 mai 2016, le conseil de Jacques a écrit à Axa, assureur de T. :
  • « Nous vous rappelons notre qualité de conseils de Jacques.
  • Jacques est opposé à la S.A. I. dans le cadre d'une procédure pendante devant la justice de paix du deuxième canton de Liège.
  • (...)
  • Nous vous prions de trouver en annexe à la présente, la citation introductive d'instance et les conclusions que nous avons prises en vue de l'audience du 13 juin 2016.
  • (...) » ;
  • le 23 décembre 2016, le conseil de Jacques a écrit au conseil d'Axa, assureur de T. :
  • « Nous revenons à ce dossier qui devient urgent.
  • Axa souhaite-t-elle faire de nouvelles constatations dans les lieux ?
  • (...) » ;
  • le 9 janvier 2017, le conseil de Jacques a écrit au conseil d'Axa, assureur de T. :
  • « (...)
  • Axa nous a indiqué qu'il lui paraissait prudent de ne pas effectuer de travaux au stade actuel. Nous attendons qu'Axa libère les lieux.
  • Jacques est désireux de procéder aux travaux de déblaiement et nettoyage des lieux, sous réserve de ses droits.
  • Axa, en sa qualité d'assureur R.C. de T., veut-elle libérer les lieux ou souhaite-t-elle que de nouvelles constatations soient réalisées ?
  • (...) » ;
  • le 10 février 2017, le conseil de Jacques a écrit au conseil d'Axa, assureur de T. :
  • « La présente est de nouveau officielle.
  • Je prends acte de ce qu'Axa ne donne aucune suite à nos demandes et ne répond plus, alors qu'elle a demandé à ce que les travaux ne soient pas effectués.
  • Nous en tirerons les conséquences » ;
  • le 23 février 2017, Axa, assureur R.C. de T., a écrit :
  • « Nous accusons réception de votre communication relative au sinistre dont référence ci-dessus.
  • Veuillez noter que les investigations techniques ne sont pas encore clôturées en ce dossier.
  • Dès que nous aurons un dossier technique complet nous reprendrons contact avec vous ».
  • Cette lettre d'Axa fait donc allusion à des investigations techniques en cours, alors que son propre conseiller technique a donné instruction de détruire la pièce maîtresse du dossier - et rendre impossible toute investigation complémentaire -, ceci déjà en date du 1er avril 2016, soit près d'un an plus tôt (...) ;
  • le 12 avril 2017, le conseil d'Axa, assureur R.C. de T. a écrit à Jacques que :
  • « J'ai repris contact avec ma cliente Axa Belgium.
  • Celle-ci me communique qu'elle ne voit pas d'objection à la libération des lieux à qui de droit » ;
  • le 8 novembre 2017, l'ISSEP a confirmé au conseil d'Axa que le rapport (...) du 1er mai 2016 est le seul rapport établi dans le cadre du sinistre soumis à ce tribunal.
En d'autres termes, alors que les parties avaient d'emblée à tout le moins sérieusement envisagé que le bingo puisse être la cause de l'incendie et que celui-ci a été emporté à la demande d'Axa, assureur de T., pour le soumettre à l'expertise de l'ISSEP, Axa a fait détruire le bingo (le 1er avril 2016) avant même d'avoir obtenu les conclusions de l'ISSEP (fin mai 2016) et de les avoir transmises au conseil de Jacques, ceci alors que, en outre :
  • le rapport de l'ISSEP conclut que l'incendie trouve son origine dans le bingo vu l'état de ce dernier et vu les composantes de ce type d'appareil, mais précise ne pas avoir procédé à un examen approfondi de ce dernier (pour un motif qui échappe à ce tribunal), et que
  • il avait été proposé à Axa de soit libérer les lieux de l'incendie, soit avoir la possibilité de réaliser d'autres investigations sur place, ce à quoi Axa finira par répondre que les lieux peuvent être libérés, après avoir gardé le silence à ce sujet entre le 23 décembre 2016 et le 12 avril 2017, soit près de cinq mois, et que
  • encore en février 2017, Axa prétendait ne pas pouvoir prendre position dans ce dossier, du fait d'investigations techniques en cours.
Le « rôle » exact du bingo dans l'incendie, au-delà des conclusions de l'ISSEP, ne peut plus être déterminé, ceci à la suite d'une instruction du conseiller technique mandaté par Axa, agissant manifestement dans le cadre de ce mandat (ce qui n'est pas contesté).
Dans un tel contexte, il ne peut du reste être reproché à Jacques de ne pas avoir pris d'initiative, puisque l'initiative était déjà prise par Axa... le bingo étant examiné par l'ISSEP (!). Le conseil de Jacques était en contact régulier avec Axa. Il suffisait d'attendre le rapport de l'ISSEP et d'éventuellement solliciter des investigations complémentaires, s'il subsistait un doute. C'est Axa qui a rendu impossible toute autre investigation.
En l'espèce, tout le monde s'accorde sur le fait qu'il n'est plus possible de constater quoi que ce soit, le bingo ayant été détruit et Axa ayant accepté de libérer les lieux estimant ne plus devoir faire d'investigation sur place, tout en n'informant pas Jacques du fait que le bingo avait été détruit.
Aucune mesure d'instruction ne paraît de nature à permettre encore aujourd'hui de déterminer la cause de l'incendie avec un degré suffisant de certitude.
Par conséquent, vu les circonstances exceptionnelles ci-dessus, il y a bel et bien lieu de faire application de la nouvelle possibilité octroyée par l'article 8.4, alinéa 5, du (nouveau) Code civil et de considérer que, en l'espèce, il appartient à Axa de démontrer qu'un défaut du bingo n'est pas à l'origine de l'incendie, ce qu'Axa ne fait pas avec suffisamment de vraisemblance.
3. La demande de Jacques est donc fondée dans son principe.
(i) S'agissant des montants réclamés, Jacques n'a pas répondu au moyen d'Axa concernant l'incidence du caractère déductible de la T.V.A. et de l'erreur matérielle commise dans le calcul effectué par Jacques, laquelle paraît avérée.
Il convient donc de limiter le « solde du dommage non couvert par l'assureur incendie » à la somme de 36.959,07 euros.
Les intérêts sollicités n'ont du reste pas été contestés par Axa. Ils seront donc octroyés.
(ii) S'agissant de la perte du fonds de commerce, Axa ne conteste pas le principe du droit de Jacques d'être indemnisé à cet égard, mais soutient qu'il a peut-être déjà été indemnisé par un autre assureur et conteste par ailleurs le montant de l'indemnisation sollicitée à son égard.
Dans ce contexte, Il n'est pas démontré que Jacques aurait été effectivement assuré en cas de perte de son fonds de commerce.
Par conséquent, le moyen d'Axa tiré du fait qu'un assureur pourrait être intervenu car Jacques avait en règle l'obligation de faire assurer son fonds de commerce en vertu du contrat de brasserie passé avec I. n'est pas fondé à suffisance.
En revanche, Axa relève à bon droit qu'il ne suffit pas de se prévaloir du prix d'achat d'un fonds de commerce pour démontrer la valeur de ce dernier.
Les débats doivent dès lors être rouverts uniquement sur la question limitée de l'évaluation de la perte du fonds de commerce dont Jacques sollicite la réparation.

Par ces motifs,
(...)
Dit la demande de Jacques recevable.
La dit d'ores et déjà fondée dans la mesure ci-après uniquement,
Condamne la S.A. Axa Belgium à payer à Jacques la somme de 36.959,07 euros, à augmenter des intérêts au taux légal ordinaire depuis le 2 août 2015 et jusqu'à complet paiement.
Réserve à statuer sur le surplus du dommage allégué, ainsi que sur les dépens.
(...)
Siég. :  Mme A. Jansen, MM. Ph. Massoz et Ph. Tromme.
Greffier : M. Y. Liquet.
Plaid. : MesP. Navarre (loco J.-Fr. Jeunehomme) et F. Legrand.

 


[1] Fl. George et J.-B. Hubin, « La réforme du droit de la preuve », in Les grandes évolutions du droit des obligations, Limal, Anthemis, 2019, n° 66, p. 217.
[2] Fl. George et J.-B. Hubin, « La réforme du droit de la preuve », in Les grandes évolutions du droit des obligations, Limal, Anthemis, 2019, n° 66, p. 219.
[3] Fl. George et J.-B. Hubin, « La réforme du droit de la preuve », in Les grandes évolutions du droit des obligations, Limal, Anthemis, 2019, n° 66, pp. 217-218.
[4] Fl. George et J.-B. Hubin, « La réforme du droit de la preuve », in Les grandes évolutions du droit des obligations, Limal, Anthemis, 2019, n° 66, p. 218.
[5] Projet de loi portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, Doc. parl., Ch. Repr., 2018-2019, n° 3349/001, p. 14 (ce tribunal met en évidence).
[6] V. Ronneau, « La charge de la preuve : dix ans d'évolution (2009-2019) et une réforme », in Les grandes évolutions du droit des obligations, Limal, Anthemis, 2019, n° 14, pp. 236 et 237.
[7] C.16.0311.N,www.juportal.be .


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Sommaire

1. En règle, et sauf disposition d'ordre public ou impérative, le droit de la preuve issu de l'ancien Code civil régit encore les relations contractuelles ou les obligations extracontractuelles nées avant l'entrée en vigueur du nouveau livre VIII du Code civil. Les présomptions admises par la loi nouvelle ne pourront être tirées de faits antérieurs à son entrée en vigueur.

Pour autant, la loi nouvelle s'applique immédiatement lorsqu'il s'agit de prouver un acte juridique, comme un paiement, effectué sous l'empire de la loi nouvelle, ceci même si cet acte a trait à un contrat né sous l'empire de la loi ancienne.

2. Les pouvoirs du juge sont distincts de ceux des parties et sont régis immédiatement par la loi nouvelle même pour les contrats nés sous l'empire de la loi ancienne. Partant, la nouvelle possibilité pour le juge d'inverser la charge de la preuve issue du nouveau livre VII du Code civil peut être mobilisée, y compris concernant des contrats conclus avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.

3. En matière d'obligation de délivrance d'une chose conforme par le vendeur, le vendeur professionnel spécialisé ou le fabriquant supporte une obligation de résultat. Partant, dans le cadre du contrat entre les parties, le placeur de jeux professionnel spécialisé a l'obligation de mettre à disposition de l'exploitant du café un bingo exempt de défaut ou de vice et il revient, en règle, à ce dernier d'établir l'existence du défaut ou du vice allégué.

Lorsqu'il s'avère qu'aucune constatation n'est plus possible suite à la destruction du bingo à l'initiative de l'assureur et la décision de celui-ci de libérer les lieux et de ne plus effectuer aucune investigation sur place, sans toutefois informer l'exploitant du fait que le bingo a été détruit, il y a lieu d'inverser la charge de la preuve de sorte qu'il appartient à l'assureur de démontrer qu'un défaut du bingo n'est pas à l'origine de l'incendie, ce que celui-ci ne fait pas en l'espèce avec suffisamment de vraisemblance.

Mots-clés

Preuve - Matières civiles - Droit transitoire - Loi nouvelle - Non-rétroactivité - Exception - Acte juridique - Paiement - Application de la loi nouvelle - Preuve - Matières civiles - Droit transitoire - Pouvoirs du juge - Loi nouvelle - Inversion de la charge de la preuve - Contrats conclus avant son entrée en vigueur - Preuve - Matières civiles - Vente - Délivrance - Vendeur professionnel spécialisé ou fabriquant - Obligation de résultat - Circonstances exceptionnelles - Inversion de la charge de la preuve

Date(s)

  • Date de publication : 15/10/2021
  • Date de prononcé : 25/06/2021

Référence

Tribunal de l'entreprise Liège, division de Liège (4e chambre), 25/06/2021, J.L.M.B., 2021/32, p. 1456-1465.

Éditeur

Larcier

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