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02/06/2021
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Tribunal correctionnel Luxembourg, division de Marche-en-Famenne, 02/06/2021


Jurisprudence - Covid-19

J.L.M.B. 21/331
Infraction - Généralités - Crise du coronavirus - Habilitation de l'exécutif - Sécurité Civile - Spécialité de l'habilitation - Interdiction de certains déplacements et rassemblements - Sanctions pénales - Irrecevabilité des poursuites .
Si la pandémie engendrée par le coronavirus Covid-19 pourrait éventuellement être tenue pour une circonstance dangereuse, au sens de l'article 182 de la loi du 15 mai 2007 sur la sécurité civile, il résulte clairement des travaux préparatoires de la loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile, dont la première est le prolongement, que la délégation donnée au ministre de l'Intérieur est concédée dans le but de permettre aux services de secours et de sécurité civile de protéger la population dans le cadre des missions qui leur sont confiées par la loi. Cette délégation est limitée et ne peut donc être utilisée à d'autres fins.
Il en résulte que le principe de légalité en matière pénale ne permet pas de considérer que l'article 182 de la loi du 15 mai 2007 aurait autorisé le ministre de l'Intérieur à ériger en infractions pénales la violation des interdictions de déplacement et de rassemblement qu'il adopte en pareilles circonstances dangereuses.
Les dispositions des articles 5, 8 et 10, paragraphe 1er, de l'arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d'urgence pour limiter la propagation du Covid-19 sont donc à la fois illégales et contraires à la Constitution. Les poursuites basées sur ces articles sont donc irrecevables.

(M.P. / Julien )


Vu le jugement rendu contradictoirement le 14 décembre 2020 par le tribunal de police du Luxembourg, division de Marche-en-Famenne (...).
(...)
Motifs de la décision
(...)
Examen des griefs et moyens

La procédure

Les poursuites du ministère public sont basées sur la violation des dispositions de l'arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d'urgence pour limiter la propagation du Covid-19, plus spécialement les articles 5 (prévention A - interdiction de rassemblement) et 8 (prévention B - interdiction de déplacement).
L'article 10, paragraphe 1er, de cet arrêté ministériel prévoit que les infractions aux articles 1er, 5 et 8 dudit arrêté sont sanctionnées par les peines prévues à l'article 187 de la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile.
Ainsi que le demande le prévenu, il y a lieu de s'interroger sur la légalité et la constitutionnalité de l'arrêté ministériel du 23 mars 2020.
Les termes même du préambule de cet arrêté ministériel se réfèrent à 3 bases légales :
  • l'article 4 de la loi sur la protection civile du 31 décembre 1963 ;
  • les articles 11 et 42 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police ;
  • les articles 181, 182 et 187 de la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile.
Du point de vue du tribunal correctionnel, il y a seulement lieu de s'interroger sur le point de savoir si l'arrêté ministériel du 23 mars 2020 est conforme aux articles 181 et 182 de la loi du 15 mai 2007 puisque comme indiqué supra l'article 10, paragraphe 1er, de cet arrêté se réfère aux peines édictées par l'article 187 de cette loi, qui sanctionne la violation des mesures prises en vertu des articles 181 et 182.
L'article 181 (pouvoir de réquisition) étant sans rapport apparent avec l'arrêté ministériel, celui-ci serait donc fondé sur l'article 182 de la loi qui dispose que :

« Le ministre ou son délégué peut, en cas de circonstances dangereuses, en vue d'assurer la protection de la population, obliger celle-ci à s'éloigner des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés, et assigner un lieu de séjour provisoire aux personnes visées par cette mesure ; il peut, pour le même motif, interdire tout déplacement ou mouvement de la population ».

La délégation invoquée pour justifier la compétence du ministre de prendre l'arrêté ministériel du 23 mars 2020 (et plus spécifiquement les dispositions pénales) résulterait donc ce texte eu égard au fait que la pandémie Covid-19 constituerait une « circonstance dangereuse » au sens de cette loi.
Il convient tout d'abord d'observer que le mot « circonstance » paraît sa référer à quelque chose d'assez limité dans l'espace et dans le temps, ce qui n'est pas le cas de la pandémie Covid-19.
Les termes « circonstances dangereuses » étant assez flous et larges, il convient de trouver l'intention du législateur, et donc d'interpréter ces termes par rapport à la loi dans laquelle ils figurent.
Il résulte de la lecture de la loi du 15 mai 2007, de ses travaux préparatoires et du contexte dans lequel cette loi a été adoptée, que cette loi avait pour objectif la réorganisation des services de secours d'urgence et de sécurité civile suite aux problèmes qui avaient été rencontrés à cet égard lors de la « catastrophe de Ghislenghien ».
La loi du 15 mai 2007 n'avait donc en aucune façon pour objectif d'instaurer des mesures pour gérer une pandémie.
Les « circonstances dangereuses » dans lesquelles le ministre est fondé à prendre les mesures visées à l'article 182 sont donc des circonstances dans lesquelles les services de secours d'urgence sont amenés à intervenir, soit des choses limitées dans l'espace et le temps, telles que des catastrophes industrielles, des accidents, des calamités, etc.
Les articles 181, 182 et 187 de la loi du 15 mai 2007 n'ont pas suscité de discussion particulière lors des travaux parlementaires.
Le libellé de ces trois articles trouve en fait son origine dans les articles 5, 6 et 8 de la loi du 31 décembre 1963 relative à la protection civile.
Plus précisément en ce qui concerne l'article 182, il s'agissait de l'article 6 de la loi du 31 décembre 1963.
Les travaux préparatoires de cette loi de 1963 indiquent (Exposé des motifs, Doc. parl., Sénat, 1961-1962, DOC n° 338, p. 5) :

« L'article 6 vise les mesures relatives à l'éloignement de la population, autrement dit l'évacuation totale ou partielle d'une localité ou d'une région, afin de l'écarter des endroits particulièrement exposés, menacés ou sinistrés. Le pouvoir central, en l'occurrence le ministre qui a l'Intérieur dans ses attributions, tout en tenant compte des plans militaires, doit être à même d'intervenir en temps de guerre, comme lors de certaines calamités ou catastrophes en temps de paix, en obligeant des groupes de personnes dont la sécurité est en péril de s'éloigner du lieu de leur résidence.

Le pouvoir d'évacuer implique celui d'interdire tout déplacement ou mouvement de la population, car la densité de celle-ci ne permet pas, si l'on veut éviter le désordre et le chaos, des déplacements ou mouvements de masse incontrôlée : le cas pourra se présenter notamment s'il existe un danger de radioactivité ou de contamination. Aussi, si une évacuation libre de certaines personnes peut être tolérée, elle devra malgré tout se faire sous le contrôle de l'autorité responsable avec les limitations que cela comporte ; au surplus, la possibilité d'immobiliser ainsi une partie de la population est de nature à faciliter l'organisation même de toute évacuation.

Les mesures visées concernent strictement les nécessités de la protection matérielle des populations dans les endroits exposés, menacés ou sinistrés : elles sont sans rapport avec les mesures d'interdiction ou d'obligation de séjour ou de déplacement qui peuvent être établies pour des motifs de sûreté de l'État ou de police générale » (souligné par le tribunal, à l'instar du jugement du tribunal de police du Hainaut, division de Charleroi, du 21 septembre 2020, rôle 20C004137 - jugement n° 2020/2538 - quand bien même ce jugement a été réformé en appel).

Les termes « menace d'événements calamiteux de catastrophes ou de sinistres » employés dans la loi du 31 décembre 1963 ont été remplacés par les termes « circonstances dangereuses » dans l'article 182 de la loi du 15 mai 2007.
Si dans l'absolu, sous réserve de ce qui est indiqué supra sur l'emploi du mot « circonstances », la pandémie Covid-19 pourrait éventuellement être considérée comme « circonstances dangereuses », il résulte très clairement des travaux préparatoires cités ci-dessus, que la délégation donnée au ministre dans le cadre de l'article 182 est faite dans le but de permettre aux services de secours et de sécurité civile de protéger la population dans le cadre des missions qui leur sont confiées par la loi (article 11 de la loi), le ministre étant l'autorité coordinatrice de ces services.
Comme l'indiquent les travaux préparatoires cités, l'interdiction de déplacement et de mouvement est simplement un corolaire du pouvoir d'évacuation, le but recherché étant de faciliter les opérations de secours à la population suite aux événements engendrant l'intervention des services concernés.
La délégation visée par l'article 182 est donc limitée et ne peut être utilisée à d'autres fins.
II ne peut s'agir d'un pouvoir général accordé au ministre d'interdire tout mouvement ou tout déplacement de la population en cas de « circonstances dangereuses » dans l'absolu.
Rien dans la loi de 2007 ni dans ses travaux préparatoires ne permet de supposer que le remplacement des termes « menace d'événements calamiteux de catastrophes ou de sinistres » employés dans la loi du 31 décembre 1963, par les termes « circonstances dangereuses » dans l'article 182 de la loi du 15 mai 2007, viserait à donner au ministre un tel pouvoir (pour rappel, ce n'est pas l'objet de cette loi).
Une telle interprétation serait d'ailleurs contraire à la Constitution puisque celle-ci par ses articles 105 et 108 réserve le pouvoir général d'exécution des lois au Roi et non au Gouvernement.
En tant que la loi de 2007 consiste dans une délégation faite au ministre d'ériger certains comportements en infractions pénales punissables des peines prévues à l'article 187, elle doit être d'interprétation stricte.
Le principe de légalité en matière pénale, prévu par les articles 12 et 14 de la Constitution, ne va certes pas jusqu'à obliger le législateur à régler lui-même chaque aspect de l'incrimination, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle.
Une délégation au Roi est permise pour autant que cette délégation soit définie de manière suffisamment précise et porte sur l'exécution de mesures dont les éléments essentiels sont fixés préalablement par le législateur.
Le Roi peut aussi déléguer son pouvoir réglementaire pour autant que cette délégation ne concerne que des aspects accessoires ou qu'elle porte sur des mesures d'exécution que le Roi a déjà arrêtées.
Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque la délégation est prévue dans la loi elle-même, signe que la délégation permise [par] l'article 182 doit s'interpréter strictement par rapport aux objectifs de cette loi.
Par ailleurs, il faut rappeler que cet article 182 introduit des restrictions par rapport à des droits fondamentaux (liberté individuelle, droit de réunion, droit d'aller et venir), ce qui implique également nécessairement une interprétation restrictive du texte.
Il résulte de toutes ces considérations que l'article 182 de la loi du 15 mai 2007 sur la sécurité civile n'autorisait pas le ministre de l'Intérieur à ériger en infractions pénales, réprimées sur la base de l'article 187 de cette loi par l'article 10, paragraphe 1er, de l'arrêté ministériel du 23 mars 2020, la violation des interdictions de déplacement et de rassemblement prévues par les articles 5 et 8 de cet arrêté ministériel.
Les peines prévues par cet arrêté, par ce renvoi irrégulier aux peines de l'article 187 de la loi du 15 mai 2007, sont dès lors contraires aux articles 12 et 14 de la Constitution.
Les articles 5, 8 et 10, paragraphe 1er, combinés de l'arrêté ministériel du 23 mars 2020, sur lesquels sont basées les présentes poursuites, sont donc à la fois illégaux et contraires à la Constitution.
L'article 159 de la Constitution impose au tribunal d'écarter l'application d'une norme contraire à des normes supérieures.
Les poursuites n'ayant dès lors plus aucun fondement légal seront déclarées irrecevables.

Par ces motifs,
(...)
Réforme le jugement entrepris du 14 décembre Z020.
Dit l'action publique irrecevable et renvoie le prévenu des poursuites sans peine ni frais.
Siég. :  Mmes Ch. Fosseur, Fr. Hertay et M. A. Jordant.
Greffier : Mme M. Bricmant.
Plaid. : MeC. Deville.

 



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Si la pandémie engendrée par le coronavirus Covid-19 pourrait éventuellement être tenue pour une circonstance dangereuse, au sens de l'article 182 de la loi du 15 mai 2007 sur la sécurité civile, il résulte clairement des travaux préparatoires de la loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile, dont la première est le prolongement, que la délégation donnée au ministre de l'Intérieur est concédée dans le but de permettre aux services de secours et de sécurité civile de protéger la population dans le cadre des missions qui leur sont confiées par la loi. Cette délégation est limitée et ne peut donc être utilisée à d'autres fins.
 
Il en résulte que le principe de légalité en matière pénale ne permet pas de considérer que l'article 182 de la loi du 15 mai 2007 aurait autorisé le ministre de l'Intérieur à ériger en infractions pénales la violation des interdictions de déplacement et de rassemblement qu'il adopte en pareilles circonstances dangereuses.
 
Les dispositions des articles 5, 8 et 10, § 1er, de l'AM du 23 mars 2020 portant des mesures d'urgence pour limiter la propagation du Covid-19 sont donc à la fois illégales et contraires à la Constitution. Les poursuites basées sur ces articles sont donc irrecevables.

Mots-clés

Infraction - Généralités - Crise du coronavirus - Habilitation de l'exécutif - Sécurité Civile - Spécialité de l'habilitation - Interdiction de certains déplacements et rassemblements - Sanctions pénales - Irrecevabilité des poursuites

Date(s)

  • Date de publication : 10/09/2021
  • Date de prononcé : 02/06/2021

Auteur(s)

  • Janssens, K.

Référence

Tribunal correctionnel Luxembourg, division de Marche-en-Famenne, 02/06/2021, J.L.M.B., 2021/27, p. 1240-1243.

Éditeur

Larcier

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