Jurisprudence - Sécurité sociale
Sécurité sociale - Réduction de cotisations groupes cibles « premiers engagements » - Instructions administratives - Droit transitoire - Application immédiate d'une modification résultant d'une jurisprudence de la Cour de cassation - Responsabilité de l'O.N.S.S. - Légitime confiance trompée.
En diffusant jusqu'au troisième trimestre de l'année 2017, des instructions administratives concernant les réductions de cotisations groupes cibles « premiers engagements » qui faisaient référence à un travailleur occupé au cours des quatre trimestres qui précèdent le trimestre de l'engagement, l'O.N.S.S. a induit chez ses assujettis une légitime confiance sur ce mode d'octroi des réductions.
Si, à la suite d'un arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2017, ces instructions ont dû être modifiées en faisant désormais référence à une occupation au cours des douze mois (jour pour jour) qui précèdent l'engagement, l'application immédiate de l'enseignement de la Cour de cassation aux demandes en cours, introduites sur la base des instructions administratives antérieures est fautive dans la mesure où elle aboutit à tromper la légitime confiance des assujettis qui avaient introduit leur demande sur la base des instructions en vigueur au jour de leur introduction.
(S.P.R.L. L. / O.N.S.S. )
Vu le jugement prononcé par la chambre de céans le 18 novembre 2019 ordonnant la réouverture des débats ;
(...)
Pour rappel, par citation du 29 octobre 2018, la S.P.R.L. L. conteste la décision de l'O.N.S.S. du 22 août 2018 selon laquelle les réductions de cotisations groupes-cibles « premiers engagements » lui sont refusées pour les quatre trimestres 2016, 2017 et les deux premiers 2018 dans la mesure où il est considéré qu'elle forme une même unité technique d'exploitation avec la S.P.R.L. L.D.
Elle sollicite le remboursement de la somme provisionnelle de 25.897,73 euros au titre de cotisations indûment perçues, ce montant pouvant être majoré du montant des cotisations perçues pour les trimestres suivant ceux qui ont fait l'objet de la régularisation.
Par voie de conclusions déposées le 15 janvier 2019, l'O.N.S.S. introduit une action reconventionnelle visant à obtenir la condamnation de la S.P.R.L. L. à lui payer un euro provisionnel pour les cotisations non payées pour les trimestres suivant ceux ayant fait l'objet de la rectification du 3 septembre 2018.
Par jugement du 18 novembre 2019, le tribunal de céans ordonne une réouverture des débats afin que les parties s'expliquent sur le revirement de jurisprudence opérée par la Cour de cassation, selon l'O.N.S.S., en septembre 2017.
La S.P.R.L. L. ne conteste pas le fait qu'elle constitue une même U.T.E. avec la S.P.R.L. L.D. La décision de l'O.N.S.S. est pourtant illégale pour défaut d'audition préalable. L'O.N.S.S. a de plus violé le principe de bonne administration qui implique la confiance légitime et la sécurité juridique. Jusqu'au troisième trimestre de l'année 2017, les instructions administratives de l'O.N.S.S. faisaient référence à une occupation durant les quatre trimestres précédant l'engagement. Suite à un arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2017, les instructions ont été modifiées en ce qu'il convient de prendre en considération la période des douze mois précédant l'engagement et non plus des quatre trimestres. Suivant les instructions de l'O.N.S.S. en 2016, elle a introduit une demande de réduction de cotisations en toute confiance, les conditions prévues étant remplies. Cependant, l'O.N.S.S. a appliqué aux engagements du 16 mars et 5 septembre 2016, les instructions telles que modifiées au quatrième trimestre 2017. Il s'est dès lors avéré qu'elle n'était plus dans les conditions légales. L'O.N.S.S. a commis une erreur en fournissant des informations erronées via ses instructions administratives, son interprétation de la loi étant visiblement erronée, et en appliquant de manière rétroactive une jurisprudence postérieure aux engagements. À titre subsidiaire, la responsabilité de l'O.N.S.S. doit être mise en cause. La violation des principes généraux de confiance légitime et de sécurité juridique doit être considérée comme une faute au sens de l'
article 1382 du Code civil. Le dommage est équivalent aux cotisations réclamées par l'O.N.S.S.
L'O.N.S.S. fait valoir qu'il n'y a eu aucune augmentation de personnel dans l'unité d'exploitation technique que forme la S.P.R.L. L. et la S.P.R.L. L.D. au cours des douze mois qui précèdent l'engagement. L'arrêt de la Cour de cassation du 29 avril 2013 ne portait pas sur la question du calcul de la période (douze mois ou quatre trimestres) contrairement à celui du 11 septembre 2017. L'O.N.S.S. a donc adapté ses instructions administratives. En tout état de cause, la modification du calcul n'a pas causé de préjudice à la S.P.R.L. L.
1. En droit
Les principes généraux de droit administratif s'entendent de ces règles de droit non écrites auxquelles l'administration doit conformer son fonctionnement et son action, et à l'aune desquelles le juge saisi d'un litige semant le doute sur la légalité d'un acte administratif exercera, le cas échéant, son contrôle.
Deux traits singularisent les principes généraux du droit administratif, à savoir leur caractère supplétif et prétorien.
De longue date, tant la Cour de cassation que le Conseil d'État ont rappelé qu'un principe général de droit ne peut prévaloir sur une disposition législative contraire.
Il se peut que dans la phase administrative de détermination des droits et obligations d'un citoyen, l'administration scelle avec celui-ci un accord, ou adopte une attitude dont la mise en oeuvre mènerait à reconnaitre des droits et obligations non conformes à ceux qui devraient résulter de l'application de la loi.
Si l'autorité applique rigoureusement la loi, au mépris de la solution que laissait augurer son attitude antérieure ou l'application de l'accord conclu avec le citoyen, celui-ci sera naturellement enclin, dans les prétoires en lesquels son sort sera désormais fixé, à faire valoir que ses attentes - qu'il tient, à tort ou à raison, pour légitimes - ont été déjouées par une administration soudainement éprise de légalité.
L'enseignement qui se dégage de plusieurs arrêts rendus par la Cour de cassation peut être synthétisé comme suit : les principes de bonne administration s'imposent à l'administration ; parmi ceux-ci le principe de sécurité juridique a pour (double) effet que le citoyen doit pouvoir faire confiance à ce qu'il ne peut concevoir autrement que comme une règle fixe de conduite et d'administration et que les services publics sont tenus d'honorer les prévisions justifiées qu'ils ont fait naître dans son chef.
La circonstance que l'administration ait adopté une attitude qui méconnaisse l'obligation imposée par le principe de sécurité juridique ne peut toutefois justifier qu'il soit fait obstacle à l'application des dispositions légales en vertu desquelles sont établis les droits et obligations du citoyen ; le principe de sécurité juridique ne peut être invoqué contra legem.
Il est exclu que le juge fasse prévaloir un principe général du droit sur un autre qui reposerait sur un texte écrit de rang supérieur.
Le principe de l'audi alteram partem est celui qui impose à l'administration qui désire prendre une mesure grave contre un administré, d'entendre ce dernier pour lui permettre de faire valoir ses observations quant à ladite mesure.
Le principe de confiance légitime est défini par la Cour de cassation comme étant le principe en vertu duquel l'administré doit pouvoir se fier à ce qui ne peut être raisonnablement considéré par lui autrement que comme une pratique constante de l'autorité.
On admet en général que trois conditions doivent être réunies pour que le principe trouve à s'appliquer :
1° une erreur de l'administration ;
2° une attente légitime suscitée à la suite de cette erreur ;
3° l'absence d'un motif grave permettant de revenir sur cette reconnaissance.
Il faut une erreur de l'administration à la suite de laquelle un avantage a été attribué à un administré, avantage qui ne peut être retiré à l'administré en l'absence de très bonnes raisons susceptibles de justifier ce retrait.
Le principe de légitime confiance concerne uniquement la question de savoir si l'administration peut revenir avec effet rétroactif sur l'erreur précédemment commise. Il n'est invoqué que dans le but de faire échec à l'effet rétroactif.
Le principe de confiance ne peut être invoqué pour obtenir des dérogations à la loi.
La violation du principe de confiance peut toutefois être à l'origine d'un dommage réparable, à condition que ce dernier ait une consistance spécifique, distincte de la perte des avantages auxquels la victime de cette violation n'a pas droit (voir J.-Fr. Neven, D. De Roy, « Les principes de bonne administration et responsabilités de l'O.N.S.S. », in La sécurité sociale des travailleurs salariés, Larcier, 2010, pp. 507 et s.).
La cour du travail de Liège a rappelé récemment que « l'irrégularité de certains actes de l'O.N.S.S. pourrait avoir pour conséquence la responsabilité civile de l'O.N.S.S. ou l'absence des effets autonomes, c'est-à-dire distincts du droit qu'il tire directement de la loi, de ces actes, tels que la prise de cours des intérêts ou la prise de cours de la prescription » (voir C. trav. Liège, division de Namur, 24 août 2018, R.G. 2017/AN/153, inédit).
2. En l'espèce
L'article 344 de la loi-programme du 24 décembre 2002 dispose que « l'employeur visé à l'article 343 ne bénéficie pas des dispositions du présent chapitre si le travailleur nouvellement engagé remplace un travailleur qui était actif dans la même unité d'exploitation technique au cours des quatre trimestres précédant l'engagement » (mis en évidence par le tribunal).
Il n'est pas contesté que, jusqu'au troisième trimestre de l'année 2017, les instructions administratives de l'O.N.S.S. concernant les réductions de cotisations groupes cibles « premiers engagements » faisaient référence à un travailleur occupé au cours des quatre trimestres qui précèdent le trimestre de l'engagement.
Ces instructions ont été modifiées suite à l'arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2017 et font à présent référence à une occupation au cours des douze mois (jour pour jour) qui précèdent l'engagement.
Or, la S.P.R.L. L. a introduit sa demande afin de bénéficier de la réduction groupes-cibles « premiers engagements » à partir du premier trimestre 2016 pour deux travailleurs engagés respectivement le 16 mars 2016 et le 5 septembre 2016.
Selon les instructions données par l'O.N.S.S. au moment de sa demande, seuls les quatre trimestres de l'année 2015 doivent être pris en compte.
Dès lors, le travailleur engagé le 1er janvier 2016 par la S.P.R.L. L.D. ne peut être comptabilisé et une véritable augmentation du personnel existe.
Tel n'est évidemment pas le cas si l'on calcule les engagements dans les douze mois qui précèdent l'engagement jour pour jour.
Ce qui est reproché à l'O.N.S.S. est d'avoir appliqué immédiatement l'enseignement de la Cour de cassation dans son arrêt du 11 septembre 2017 aux demandes en cours, introduites pourtant sur [la] base des instructions administratives antérieures.
Le tribunal relève que l'O.N.S.S. estime s'être conformé à un « revirement de jurisprudence » dans le chef de la Cour de cassation et n'avoir violé aucun principe en appliquant immédiatement l'enseignement de la Cour aux cas en cours.
Cependant, le tribunal souligne que la référence à une occupation au cours des douze mois civils précédant l'engagement n'est pas neuve. L'O.N.S.S. cite ainsi dans ses conclusions de synthèse les arrêts suivants : Cass., 30 octobre 2006, R.G.
S.05.0085.N ; Cass., 12 novembre 2007, R.G.
S.06.0108.N ; Cass, 29 avril 2013,
S.12.0096.N2.
Le tribunal y ajoute également l'arrêt de la Cour de cassation du 1
er février 2010 (Cass. (3
e ch.), 1
er février 2010, R.G.
S.09.0017.N,
Arr. Cass., 2010, p. 318) et l'arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 13 avril 2016, par exemple (R.G. 2014/ AB/558, www.terralaboris.be).
L'arrêt du 11 septembre 2017 de la Cour de cassation ne fait que confirmer ce qu'elle avait déjà jugé auparavant, même si la question qui lui était posée ne relevait pas directement de la problématique du calcul.
Il est donc inexact de parler de revirement de jurisprudence.
Il apparaît aux yeux du tribunal que la référence à une occupation au cours des douze mois précédant l'engagement clairement mentionnée par la Cour de cassation depuis à tout le moins 2006 n'a jamais attiré l'attention de l'O.N.S.S. qui a continué jusqu'à l'arrêt du 11 septembre 2017 à calculer le nombre de travailleurs par référence aux quatre trimestres précédant celui de l'engagement.
Le tribunal considère que c'est à juste titre que la S.P.R.L. L. a été trompée dans la confiance légitime qu'elle portait aux instructions administratives telles qu'existantes au moment de sa demande.
Il ne s'agit pas en l'espèce d'une règle légale qui a changé mais de l'interprétation que la Cour de cassation en fait.
La S.P.R.L. L. n'est pas responsable de la décision de la Cour de cassation ni l'O.N.S.S.
Cependant, l'O.N.S.S. est responsable de la manière et du délai dans lequel il met en oeuvre son enseignement.
Dans le cas présent, il apparaît que l'O.N.S.S. l'a appliqué immédiatement et indistinctement à toutes les demandes qui lui étaient soumises, sans appliquer de date pivot.
Ce faisant, l'O.N.S.S. a déjoué les attentes légitimes des employeurs ayant introduit une demande sous l'égide des instructions administratives ante arrêt du 11 septembre 2017 qui n'auraient sans doute pas engagé de personnel à ces conditions.
Rappelons que l'objectif de la réduction de cotisations groupes-cibles « premiers engagements » est la création réelle d'emplois.
Il s'agit donc d'un incitant majeur pour les employeurs.
Il appartenait à l'O.N.S.S. d'appliquer la nouvelle règle de calcul pour les demandes introduites au quatrième trimestre 2017. C'est en ce sens que les secrétariats sociaux ont d'ailleurs conclu et conseillé leurs clients.
À défaut, et à suivre la thèse de l'O.N.S.S., il pourrait revoir tous les dossiers antérieurs puisqu'il estime légitime d'appliquer une rétroactivité à l'arrêt de la Cour de cassation.
Par ailleurs, si l'O.N.S.S. a mis près de deux ans pour examiner la demande de la S.P.R.L. L., cela ne peut lui être préjudiciable.
Or, il est acquis que l'O.N.S.S. a toujours calculé le nombre de travailleurs par référence aux quatre trimestres précédant l'engagement jusqu'à l'arrêt du 11 septembre 2017.
C'est donc sur cette base que la S.P.R.L. L. a introduit sa demande.
En conclusion, le tribunal annule la décision de l'O.N.S.S. en application de l'article 159 de la Constitution (voir P. Joassart, « De la nature administrative des décisions de l'O.N.S.S. et de ses conséquences », in La sécurité sociale des travailleurs salariés, Assujettissement, cotisations, sanctions, Larcier, 2010, p. 500).
Il appartient dès lors au tribunal de céans d'examiner le fondement de la décision prise par l'O.N.S.S.
La S.P.R.L. L. démontre qu'elle était dans les conditions pour bénéficier de la réduction des cotisations en calculant le nombre de travailleurs présents durant les quatre trimestres précédant l'engagement.
Le recours est fondé.
(...)
Dit le recours fondé,
Annule la décision de l'O.N.S.S. du 22 août 2018,
Condamne l'O.N.S.S. à rembourser à la S.P.R.L. L. la somme provisionnelle de 25.897,73 euros, à augmenter de toute cotisation payée pour les trimestres suivant ceux ayant fait l'objet des avis de rectifications adressés par l'O.N.S.S. et des intérêts calculés au taux légal depuis la date de chaque paiement jusqu'à complet remboursement,
Dit l'action reconventionnelle non fondée,
Déboute l'O.N.S.S. de sa demande,
(...)
Siég. : Mmes Fr. Piccinin, D. Rei Rodrigues et M. G. Jespers.
Greffier : Mme N. Wallraf. |
Plaid. : MesV. Danau (loco H. Deckers) et L.-P. Maréchal. |