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23/11/2020
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Tribunal correctionnel Liège, division de Liège (17e chambre), 23/11/2020


Jurisprudence - Droit pénal - Droit pénal général et spécial

J.L.M.B. 21/100
I. Infractions diverses - Entrave méchante à la circulation - Caractère intentionnel - Intention méchante - Portée.
II. Infractions diverses - Entrave méchante à la circulation - Caractère instantané - Appréciation.
III. Infraction - Causes de justification et d'excuse - Exercice du droit de grève - Justification (non).
IV. Infraction - Causes de justification et d'excuse - Tolérance policière - Justification (non).
1. L'entrave méchante à la circulation est une infraction intentionnelle dont l'élément moral consiste dans la volonté de résultat. Agit méchamment celui dont l'acte est destiné à avoir directement les effets que la loi rend punissable. La méchanceté signifie que l'auteur de l'infraction doit avoir eu l'intention précise de réaliser la conséquence interdite par le droit pénal, en particulier l'entrave à la circulation. Lorsque l'action concrète vise cette conséquence et est donc voulue, il y a méchanceté.
2. Le caractère instantané de l'entrave méchante à la circulation, au sens de l'article 406, alinéa 3, du Code pénal, doit s'apprécier non pas au moment du début du blocage de la chaussée mais au moment de la présence effective de chacun des prévenus à l'endroit du blocage dès lors que, aux termes de cette disposition, c'est leur présence effective qui constitue l'entrave.
3. Il n'appartient pas au juge correctionnel de toucher à l'essence du droit de grève en se positionnant sur le bien-fondé d'une grève en particulier, sur l'opportunité ou non de celle-ci, sur la légitimité ou non des revendications énoncées. Cela ne signifie nullement que le droit de grève est absolu. Le simple fait qu'un délit soit commis dans le cadre d'une grève ou d'une manifestation ne supprime pas l'élément moral de ce délit, quels que soient les motifs justifiant cette action.
4. La présence policière sur place le jour des faits n'est pas non plus de nature à justifier les comportements infractionnels adoptés par les prévenus. La circonstance que les policiers ont privilégié la voie de la discussion et de la négociation ne permet pas de conclure que leur attitude aurait légitimé le blocage mis en place.

(M.P. / Prévenus )


(...)
D'avoir à Liège, le 19 octobre 2015,
A.1. les 17 prévenus, avoir méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime par tout autre objet constituant obstacle de nature à empêcher la circulation ou l'usage des moyens de transport en l'espèce, avoir bloqué les trois bandes de circulation dans chaque sens sur l'autoroute A3/E40 (Bruxelles-Aachen et Aachen-Bruxelles) à hauteur de Cheratte où des travaux étaient en cours.
B.2. les 17 prévenus, avoir méchamment empêché la circulation en cours sur la voie ferroviaire ou routière par toute autre action que celles visées à l'article 406, alinéas 1er et 2, du Code pénal, en l'espèce, avoir bloqué les trois bandes de circulation dans chaque sens sur l'autoroute A3/E40 (Bruxelles-Aachen et Aachen-Bruxelles) à hauteur de Cheratte où des travaux étaient en cours.
(...)
II. Au pénal
(...)
1. Rappel des principaux éléments d'enquête et de procédure
1.1 Le procès-verbal initial, daté du 22 octobre 2015, fait état des constatations suivantes, effectuées le 19 octobre 2015 sur l'autoroute A3/E40, à hauteur du pont de Cheratte :

« Entre 5 heures 45 et 6 heures, nous sommes informés de la mise en place, brutale, d'un blocage complet de l'autoroute à hauteur du pont de Cheratte (actuellement en travaux).

Une centaine de manifestants ont envahi l'autoroute et mise en place des barrages fait de tout le matériel qu'ils ont pu voler sur le chantier (barrières, cônes, signalisation).

Ils ont en outre mis le feu à leurs barricades, alimentant celui-ci de palettes de bois ainsi que de pneus.

Nous informons immédiatement le dispatching général ainsi que le responsable du service d'ordre (Directeur coordinateur de Liège).

À 6 heures 30, l'ingénieur des Ponts et Chaussées de la Régie des Autoroutes à Awans (M.K.) nous contacte par téléphone et nous informe que les structures du pont, déjà fragiles et encore plus fragilisées par les travaux en cours risquent de céder sous la chaleur et qu'il est impératif d'éteindre les incendies en cours sur l'autoroute (outre les dégâts au revêtement routier).

Nous transmettons ces informations au C.D.P. D. (Dirco en 2d).

Il nous sera répondu d'attendre, que des négociations sont en cours avec l'autorité administrative.

L'incendie perdurera, régulièrement alimenté en pneus et autres matériaux trouvés sur le chantier du pont, jusque 11 heures, heure à laquelle les manifestants présents sur le pont daigneront quitter les lieux.

Dans l'intervalle, le bourgmestre Daerden ayant refusé toute intervention, personne n'interviendra pour faire cesser les infractions ou pour rétablir la circulation, ni même éteindre les incendies.

Nous autoriserons un motocycliste du poste de Battice, ce jour-là sous nos ordres pour le service d'ordre, à escorter un chirurgien appelé en urgence auprès d'une patiente à la Clinique d'Hermalle pour une opération. Malgré l'escorte, le praticien aura perdu trop de temps dans les files et sa patiente ne survivra pas.

De nombreux automobilistes sont restés bloqués de longues heures sur le pont de Cheratte (sens vers Bruxelles), incapables de quitter les lieux ».

L'occupation non prévue de cette chaussée sera confirmée par Frédéric Daerden, bourgmestre de Herstal, dans son audition du 5 avril 2016.
(...)
4. Examen de la culpabilité

Préambule

Il apparaît nécessaire, dans le cadre de la présente cause, de rappeler qu'il ne s'agit nullement de faire le procès d'une organisation syndicale et/ou de remettre en cause le droit de grève.
Le tribunal doit uniquement se prononcer sur la culpabilité de 17 prévenus au regard de deux préventions et se prononcera uniquement sur cette question.
Dans la mesure où les faits, qualifiés d'infractions par la partie publique, se sont déroulés à l'occasion d'un mouvement de grève générale organisé par la F.G.T.B., il ne pourra cependant pas être fait l'économie d'un débat au sujet de l'étendue du droit de grève, celui-ci étant invoqué par la défense pour justifier certains comportements. Ce point sera examiné au titre de cause de justification.

4.1 Les éléments constitutifs des infractions

Il est reproché aux 17 prévenus deux infractions d'entrave méchante à la circulation, fondée sur les alinéas 2 et 3 de l'article 406 du Code pénal. Ceux-ci sont libellés comme suit :

- alinéa 2 : « Indépendamment des cas visés à l'alinéa précédent, sera puni d'un emprisonnement de huit jours à trois mois et d'une amende de vingt-six euros à mille euros, celui qui aura méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime, par tout objet constituant obstacle de nature à empêcher la circulation ou l'usage des moyens de transport » ;

- alinéa 3 : « Sera puni d'une peine de huit jours à deux mois et d'une amende de vingt-six à cinq cents euros celui qui, par toute autre action, aura méchamment empêché la circulation en cours sur la voie ferroviaire ou routière ».

Ces dispositions visent des actions qui empêchent (alinéa 3) ou qui sont de nature à empêcher (alinéa 2) la circulation en cours (alinéas 2 et 3), voire la circulation à venir (alinéa 2).
Dans le cadre de l'alinéa 2, l'obstacle est constitué d'objets qui entraveront la circulation sur la chaussée, tandis que dans l'hypothèse visée à l'alinéa 3, la seule présence physique de l'auteur constitue l'entrave.
Dans les deux cas, l'auteur de l'infraction doit avoir agi « méchamment ».
L'entrave méchante à la circulation est une infraction intentionnelle dont l'élément moral consiste dans la volonté de résultat. Agit méchamment celui dont l'acte est destiné à avoir directement les effets que la loi rend punissable [1]. La méchanceté signifie que l'auteur de l'infraction doit avoir eu l'intention précise de réaliser la conséquence interdite par le droit pénal, en particulier l'entrave à la circulation. Lorsque l'action concrète vise cette conséquence et est donc voulue, il y a méchanceté [2].
Dans la mesure où les alinéas 2 et 3 de l'article 406 du Code pénal constituent des infractions, non pas de mise en danger comme dans l'alinéa 1er, mais d'atteinte à la liberté de circuler, il convient d'en déduire, malgré les explications quelque peu confuses figurant à ce sujet dans les travaux préparatoires, que le terme « méchamment » vise ici la volonté d'entraver la circulation de manière à empêcher les autres usagers de poursuivre leur marche normale [3].

4.2 En l'espèce

1. S'agissant de l'entrave, il ne peut être contesté que la circulation était en cours sur l'autoroute A3-E40 à hauteur du Pont de Cheratte lorsque le blocage est intervenu.
D'une part, cet élément va de soi dès lors que la chaussée entravée est une autoroute ouverte à la circulation. D'autre part, le chauffeur de camion Dimitri, témoin privilégié de la mise en place du blocage, confirme qu'il circulait normalement sur ladite chaussée et a dû freiner pour éviter les premiers individus ayant fait irruption sur celle-ci.
Il n'est pas contestable non plus qu'à cet endroit, l'autoroute a fait l'objet d'un blocage complet, même si certains prévenus tentent de minimiser l'ampleur des obstacles en indiquant qu'il aurait suffi d'ôter certains objets pour dégager une voie de circulation.
En effet,
  • il ressort des premiers éléments d'enquête que le jour des faits, la chaussée était en travaux, rendant dès lors déjà impossible la circulation sur certaines bandes ;
  • il ressort encore des constatations matérielles des enquêteurs que la circulation sur les tronçons de cette autoroute a été purement et simplement arrêtée non seulement par la présence d'objets divers (matériel de chantier, palettes ou pneus, le feu ayant été bouté à divers endroits) mais aussi par la présence de nombreuses personnes ; ces constatations matérielles sont confirmées par les photographies du lieu des faits déposées au dossier répressif, elles-mêmes issues des reportages télévisés déposés comme pièces à conviction, que le tribunal a visionné dans le cadre de son délibéré ;
  • ce blocage complet est encore confirmé par les auditions ou déclarations de (...).
2. S'agissant de l'élément moral poursuivi, il ne peut qu'être conclu, au regard des principes rappelés ci-dessus, qu'il s'agissait en soi d'entraver la circulation en empêchant les autres usagers de poursuivre leur marche normale.
Cette conclusion se déduit de l'ampleur des moyens matériels et humains utilisés pour le blocage, de la durée de celui-ci, de la circonstance qu'il n'existait aucune autre raison objective de se rendre et de rester sur la voie autoroutière et ce, malgré les tentatives de négociation des autorités policières visant à faire dégager les lieux.
L'entrave à la circulation et la création de très longues files d'attente n'apparaissent donc pas, au vu des circonstances de la cause, comme la conséquence d'un acte posé volontairement mais comme le but poursuivi par cet acte posé volontairement.
Éric a déclaré, lors de l'instruction d'audience, « Aujourd'hui, le seul moyen de faire passer un message, c'est de bloquer ».
Ainsi, l'obstruction routière recherchée faisait partie certes d'un schéma plus large, mais cela n'enlève pas l'intention méchante du participant au blocage.
3. Sur la question de l'imputabilité, il n'est pas contesté que les prévenus se sont trouvés, à l'un ou l'autre moment de la matinée du 19 octobre 2015, à une ou plusieurs reprises, pendant une durée plus ou moins longue, parfois à la demande de leur délégué syndical, sur le Pont de Cheratte. Cette circonstance de fait est du reste établie sur la base des constatations matérielles des enquêteurs ayant abouti à l'identification des 17 prévenus en cause ainsi que des déclarations de ceux-ci, confirmées lors de l'instruction d'audience du 2 mars 2020.
Aucun élément du dossier répressif ne permet de retenir que ce blocage aurait été programmé par la F.G.T.B. dans le cadre de sa préparation de cette manifestation générale. Néanmoins, et indépendamment de l'audition isolée et cependant interpellante du dénommé Éric, il n'en reste pas moins que le jour des faits, des responsables syndicaux ont accepté et, à tout le moins, revendiqué cette action.
Ainsi, la thèse des prévenus selon laquelle les faits reprochés seraient en réalité l'initiative de casseurs, présents sur place dès le début et tout au long de la manifestation, dont la détermination était telle qu'ils en avaient peur et n'étaient pas en mesure de faire cesser leurs agissements, n'est pas vraisemblable.
(...)
Entendu le 11 mai 2016, Damien répond, à la question de savoir en quoi consistait cette action sur le Pont de Cheratte, qu'il s'agissait d'un blocage de l'autoroute et précise qu'à la fin de l'action, certains manifestants en étaient satisfaits dès lors qu'ils étaient parvenus à bloquer l'autoroute jusqu'à 11 heures et à occasionner 400 kilomètres de bouchon.
(...)
Il est dès lors établi que, lorsque les prévenus se sont rendus sur les lieux, c'était en pleine connaissance de cause de ce que cette action prenait place dans le cadre de la manifestation organisée et participait à la manière d'émettre leurs revendications et leur mécontentement à l'égard des mesures gouvernementales. Chacun y a pris part avec l'intention de permettre, par sa présence, la poursuite du blocage installé.
4. S'agissant du caractère instantané des infractions reprochées, les prévenus argumentent que celles-ci ne peuvent leur être imputées dans la mesure où aucun n'était présent dès le début du blocage et où il n'est pas établi à suffisance par le dossier répressif que chacun aurait disposé des objets ou alimenté les feux constitutifs des obstacles sur la chaussée.
Le caractère instantané de l'infraction visée à l'alinéa 3 de l'article 406 du Code pénal doit s'apprécier non pas au moment du début du blocage mais au moment de la présence effective de chacun des prévenus à l'endroit du blocage. L'élément matériel et l'élément moral des infractions ayant été démontrés dans leur chef sur la base des considérations qui précèdent, c'est bien sûr au moment de leur présence effective sur le pont que l'infraction est consommée dans le chef de chacun d'eux, dès lors qu'aux termes de cette disposition, c'est leur présence effective qui constitue l'entrave.
Chacun est donc auteur de l'infraction qui lui est reprochée. En outre, la présence de chacun a renforcé la volonté des autres participants, qu'ils aient été identifiés ou non.
La prévention B.2 est donc établie dans leur chef telle que libellée.
Pour le surplus et s'agissant de l'alinéa 2, il ressort des éléments objectifs du dossier répressif que des objets ont été utilisés pour alimenter les feux qui avaient été allumés ou pour bloquer les espaces de la chaussée non entravés par un brasier.
Par contre, il n'est nullement établi par ces mêmes éléments objectifs que l'un ou l'autre prévenu ait lui-même positionné l'un de ces objets sur la chaussée. La qualité d'auteur de l'infraction fondée sur l'alinéa 2 de l'article 406 du Code pénal ne peut donc leur être appliquée.
Il en est de même en ce qui concerne la qualité de coauteur.
La corréité est traitée à l'article 66 du Code pénal, lequel envisage les situations dans lesquelles et les actes par lesquels un individu peut être poursuivi et condamné en qualité de co-auteur d'une infraction.
La jurisprudence et la doctrine ont évolué dans leur interprétation de cette notion. Ainsi, si, en règle, seul un acte positif, préalable ou concomitant à l'exécution de l'infraction, peut constituer la participation à un crime ou à un délit au sens de l'article 66 précité, il a été admis que des actes postérieurs à la commission de l'infraction pouvaient également être constitutifs de participation punissable pour autant qu'ils aient fait l'objet d'une concertation préalable et qu'ils s'intègrent ainsi dans le plan prévu pour la commission de l'infraction [4].
En l'espèce, tous les prévenus actuellement poursuivis affirment être arrivés sur le pont après que les feux aient été allumés et après que d'autres objets aient été placés sur la chaussée. Ils ne sont pas démentis sur ce point. Certes, ils n'ont pas entrepris de dégager la chaussée et se sont attardés sur le pont ainsi qu'il a été vu ci-dessus, protégés par ces mêmes objets. Même s'il a été évoqué ci-dessus qu'il ait été possible que le jour des faits, des responsables syndicaux aient accepté et revendiqué l'action de blocage menée sur le pont, la seule présence des différents prévenus à cet endroit après le blocage de la chaussée par des objets ne peut constituer dans leur chef, sans aucun doute possible, un acte de participation à la commission de l'infraction visée à l'article 406, alinéa 2, du Code pénal, à défaut de pouvoir établir l'existence d'une concertation préalable.
La prévention A.1, si elle est matériellement établie, ne leur est donc pas imputable, en sorte qu'ils en seront acquittés.
Cette conclusion n'est pas de nature à remettre en cause l'imputabilité retenue dans leur chef de la prévention B.2 fondée quant à elle sur leur seule présence physique et consommée dans leur chef dès la réunion des éléments constitutifs examinés ci-avant. Le tribunal a en effet décidé ci-dessus que le blocage complet de l'autoroute était le résultat de la présence, massive et continue, de très nombreux manifestants sur la voie publique. Sans cette présence en grand nombre, dans le but réprimé par la loi d'entraver la circulation, cette dernière aurait pu être aisément rétablie en déplaçant les objets subtilisés sur le chantier afin de constituer les barrages.

4.3 Existence d'une cause de justification 

1. Les prévenus entendent échapper à leur responsabilité pénale en arguant, à titre principal, de l'exercice dans leur chef de leur droit de faire grève et, dans une moindre mesure, de la présence policière sur place, laquelle n'a pas mis fin à l'action en cours.
2. Le droit de grève, qui est lié à la liberté d'association, est un droit fondamental dont le principe même ne peut être contesté. Toutefois, ce droit n'est pas absolu.
2.1 La grève peut être définie comme la non-exécution intentionnelle et temporaire du travail attendu, par un groupe de travailleurs, dans le but de faire pression pour obtenir un résultat déterminé.
Un conflit collectif peut opposer les travailleurs d'une entreprise à la direction de celle-ci. Il peut aussi dépasser le contexte de l'entreprise et s'étendre à plusieurs entreprises, à une région, à un secteur d'activité, voire à un pays. Selon son envergure, l'objet peut être variable, concernant soit la modification des conditions de travail, des augmentations salariales, soit des mesures prises par les pouvoirs publics [5].
Afin de faire entendre leurs voix, les « demandeurs » au conflit collectif utilisent diverses manifestations pour tenter de faire pression sur l'autre partie. Ainsi, le coeur d'un conflit collectif ne relève pas de la sphère des conflits de droit positif mais plutôt de la sphère des conflits d'intérêts : ils ne visent pas spécifiquement à obtenir le respect d'une règle de droit mais à modifier le droit existant. Dans ce cadre, il n'appartient pas au juge de toucher à l'essence du droit de grève en se positionnant sur le bien-fondé d'une grève en particulier, sur l'opportunité ou non de celle-ci, sur la légitimité ou non des revendications énoncées.
2.2 Par contre, cela ne signifie nullement que le droit de grève est absolu.
En termes généraux, il peut être résumé que les contours de celui-ci et les actions autorisées doivent s'apprécier au regard des autres droits et libertés garantis aux autres citoyens.
Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme a-t-elle au l'occasion de préciser qu'une action de protestation qui s'accompagne d'un barrage routier spécifique relève du droit de manifester pacifiquement, tel qu'il est reconnu par l'article 11, paragraphe 1er, de la Convention, étant entendu que dans l'intérêt de l'ordre public, les autorités peuvent exiger une autorisation préalable et imposer des restrictions acceptables, ainsi qu'infliger des sanctions lorsque la manifestation perturbe trop la vie ordinaire [6].
De même, l'article 10, paragraphe 1er, de la Convention européenne des droits de l'homme dispose que toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques. Selon l'article 10, paragraphe 2, l'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis aux mêmes limitations que celles visées à l'article 11, paragraphe 2.
L'article 28 de la Charte des Droits fondamentaux de l'Union européenne précise encore que le droit de recourir à des actions collectives doit être exercé conformément au droit communautaire, aux législations et aux pratiques nationales.
C'est l'examen de ces limitations, de la balance à faire entre les droits en présence, de la proportionnalité dans laquelle chacun d'entre eux est exercé qui sera soumis au juge et devra être tranché.
2.3 En droit interne belge, la manière dont le droit de grève est exercé peut être confronté aux interdictions érigées par l'article 406 du Code pénal.
Cette conclusion n'est nullement contraire à la volonté du législateur.
En effet, il n'est pas correct, comme le fait la défense, de déduire des travaux parlementaires [7] que

« si la sanction de l'entrave méchante de la circulation routière était importante pour le maintien de l'ordre public, [le législateur] a exclu les mouvements de grève de ses sanctions ».

Certes, des discussions se sont nouées au parlement sur les conséquences de l'introduction du mot « méchamment » dans la disposition légale ainsi que sur l'utilisation du terme « toute action » jugée trop vague.
Ainsi, un amendement avait été déposé pour préciser ces derniers termes, son auteur estimant déraisonnable de faire courir le risque d'une condamnation à des manifestants pacifiques.
Il lui a été répondu que, « l'intention méchante étant légalement requise, les manifestations passives entravant la circulation ne tomberont pas sous l'application de la loi, à moins que l'intention et la volonté de porter atteinte à la circulation ne soient manifestes ».
À cette occasion encore, une question très précise a été examinée. Afin de ne pas en dénaturer l'essence, le tribunal reproduit les échanges ci-après :

« Un membre pose une question précise : Un piquet de grève de chauffeurs d'autobus veut empêcher la sortie des autobus du dépôt. Sont-ils punissables en vertu du présent texte ?

Le ministre répond que, pour autant que cet incident ait eu lieu devant le dépôt, ces agissements pourraient éventuellement donner lieu à des poursuites en vertu du texte du projet, mais qu'ils ne seraient pas punissables, si l'amendement (dont question ci-avant) de M. Pierson était adopté.

M. Pierson estime que cette conclusion est assez logique, car il a été dit à plusieurs reprises que les piquets de grève ne sont pas pénalisés par le présent projet.

Un autre membre cependant précise comme suit sa conception du piquet de grève : un piquet de grève s'efforce de persuader les autres travailleurs de ne pas commencer le travail, mais il n'a pas le droit de les en empêcher car, dans ce cas-là, il porte atteinte à la liberté de travail. Si un piquet de grève devait empêcher les autobus de sortir, il conviendrait de lui appliquer la loi pénale ».

En suite de ces discussions, l'amendement déposé a été rejeté.
En conséquence, les actions mises en place dans le cadre d'un mouvement syndical, d'une grève, d'un conflit collectif, peuvent être appréciées au regard de la loi pénale en général, de l'article 406 du Code pénal en particulier, sans qu'il s'agisse d'une remise en cause du droit du grève.
La défense répercute elle-même ces principes lorsqu'elle évoque la réponse du Gouvernement à la question posée en 2014 par le député Goffin.
2.4 La doctrine et la jurisprudence ne disent pas autre chose.
Ainsi, les auteurs De Nauw et Kuty précisent-ils :

« Nous sommes d'avis, afin de concilier tant la liberté d'aller et venir que le droit de faire grève et la volonté de manifester ses opinions, que les grèves ou manifestations qui ont pour conséquence et non pour objet [8] d'entraver la circulation échappent à l'article 406 du Code pénal » [9].

A contrario, la manifestation qui a pour objet d'entraver la circulation tombe sous le coup de cette même disposition.
Critiquant l'arrêt de la cour d'appel d'Anvers du 28 octobre 2004 [10], cité par la défense, cette même doctrine a épinglé que, ce faisant, cette jurisprudence confondait l'élément moral de l'infraction avec le mobile de l'agent. Or, la poursuite d'un mobile honorable n'est pas reconnue comme cause de justification [11].
Le simple fait qu'un délit soit commis dans le cadre d'une grève ou d'une manifestation ne supprime pas l'élément moral de ce délit, quels que soient les motifs justifiant cette action [12]. Le fait que l'acte concret ait été mis en place en premier lieu pour faire connaître les revendications syndicales n'empêche pas en soi une intention malveillante au sens de l'article 406 du Code pénal.
2.5 La prévention B.2, fondée sur l'article 406, aliéna 3, du Code pénal, a été déclarée établie ci-dessus dans le chef des prévenus.
Au vu de ce qui précède, une telle violation de la loi pénale ne peut être justifiée par un droit de grève. Ce droit aurait pu être exercé sans que, à cette occasion, ne survienne une entrave à la circulation, ce que certains prévenus ont du reste admis.
La prévention des dangers liés à la circulation et la nécessité de garantir la liberté de circulation peut difficilement être considérée comme inutile dans une société démocratique.
En l'espèce, il n'y a pas de disproportion entre l'application de l'article 406, alinéa 3, du Code pénal et les articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l'homme, cités ci-avant. Ces droits fondamentaux pourraient être exercés sans violer le droit pénal belge. La restriction imposée par le droit national peut donc être relativisée.
3. La présence policière sur place le jour des faits n'est pas non plus de nature à justifier les comportements infractionnels adoptés par les prévenus.
Dans l'exercice de leurs missions de police administrative ou judiciaire, les services de police veillent au respect et contribuent à la protection des libertés et droits individuels, ainsi qu'au développement démocratique de la société (article 1er de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police).
Ainsi, la protection des personnes et des biens peut conduire les forces de l'ordre à mettre fin à un piquet de grève interdisant par exemple l'accès à une entreprise ou formant une occupation d'entreprise afin de protéger la liberté individuelle, la liberté du travail ou le droit de propriété. Cependant, elles disposent d'une liberté d'action et d'une compétence d'appréciation qui doivent leur permettre d'agir consciencieusement, raisonnablement et avec proportionnalité [13].
En l'espèce, les équipes de police mobilisées dans le cadre de l'encadrement de la journée de grève ont été mises devant le fait accompli de l'occupation du Pont de Cheratte dans les conditions que l'on sait. Elles ont été confrontées à un nombre important de manifestants et à un blocage complet de la circulation dans des conditions qui pouvaient se révéler dangereuses pour tous, puisqu'il a même été craint un problème de stabilité du pont.
Les policiers ont également été confrontés à la détermination des personnes présentes sur place et, dans ce cadre, ont privilégié la voie de la discussion et de la négociation.
Angelo, lequel a eu des contacts privilégiés avec ces services, reconnaît expressément, dans son audition du 25 mai 2016, que la police a argumenté pour faire cesser l'action tandis que sa propre préoccupation était d'attendre et de mesurer l'action dans le futur.
Ce faisant, les services de police ont agi d'une manière raisonnable et proportionnée à la situation qui se présentait à eux. En aucun cas, il ne peut être conclu que leur attitude aurait légitimé le blocage mis en place.

Dispositif conforme aux motifs.

Siég. :  Mmes V. Lauvaux, I. Collard et M. R. Leruth.
Greffier : M. M. Bosteels.
M.P. : Mme C. Collignon.
Plaid. : MesX. Mercier et A. Ollivier (loco E. Delfosse).
N.B. : Ce jugement est appelé par tous les prévenus, dont l'appel est suivi par le ministère public.

 


[1] A. De Nauw et Fr. Kuty, Manuel de droit pénal spécial, Kluwer, 2018, p. 366.
[2] Cass., 7 janvier 2020, P.19.0804.N.
[3] A. Delannay, « Chapitre V : Les entraves méchantes à la circulation », in Les infractions - volume 2 - Les infractions contre les personnes, Larcier, 2020, pp. 512 et s. et spéc. pp. 532 et s.
[4] Cass., 26 avril 2017, P.17.0184.F.
[5] W. Van Eeckhoutte et V. Neuprez, Compendium social - Droit du travail contenant des annotations fiscales, Wolters Kluwer, 2019-2020, nos 3703 et 3709.
[6] Arrêt Kudrevilius c. Lituanie, 15 octobre 2015, cité in Compendium social, op. cit., n° 3708.
[7] Doc. parl., Ch., 1961-1962, n° 424/4, pp. 7 et 9.
[8] C'est le tribunal qui souligne.
[9] Op. cit., p. 366.
[10] Cet arrêt avait acquitté des travailleurs qui, dans le cadre d'un piquet de grève, avaient empêché la circulation routière, au motif qu'ils poursuivaient un mobile d'ordre social.
[11] Op. cit., p. 367.
[12] Cass., 7 janvier 2020, op. cit.
[13] W. Van Eechoutte et V. Neuprez, op. cit., n° 3753.


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Sommaire

1. L'entrave méchante à la circulation est une infraction intentionnelle dont l'élément moral consiste dans la volonté de résultat. Agit méchamment celui dont l'acte est destiné à avoir directement les effets que la loi rend punissable. La méchanceté signifie que l'auteur de l'infraction doit avoir eu l'intention précise de réaliser la conséquence interdite par le droit pénal, en particulier l'entrave à la circulation. Lorsque l'action concrète vise cette conséquence et est donc voulue, il y a méchanceté.

2. Le caractère instantané de l'entrave méchante à la circulation, au sens de l'article 406, alinéa 3, du Code pénal, doit s'apprécier non pas au moment du début du blocage de la chaussée mais au moment de la présence effective de chacun des prévenus à l'endroit du blocage dès lors que, aux termes de cette disposition, c'est leur présence effective qui constitue l'entrave.

3. Il n'appartient pas au juge correctionnel de toucher à l'essence du droit de grève en se positionnant sur le bien-fondé d'une grève en particulier, sur l'opportunité ou non de celle-ci, sur la légitimité ou non des revendications énoncées. Cela ne signifie nullement que le droit de grève est absolu. Le simple fait qu'un délit soit commis dans le cadre d'une grève ou d'une manifestation ne supprime pas l'élément moral de ce délit, quels que soient les motifs justifiant cette action.

4. La présence policière sur place le jour des faits n'est pas non plus de nature à justifier les comportements infractionnels adoptés par les prévenus. La circonstance que les policiers ont privilégié la voie de la discussion et de la négociation ne permet pas de conclure que leur attitude aurait légitimé le blocage mis en place.

Mots-clés

Infractions diverses - Entrave méchante à la circulation - Caractère intentionnel - Intention méchante - Portée - Infractions diverses - Entrave méchante à la circulation - Caractère instantané - Appréciation - Infraction - Causes de justification et d'excuse - Exercice du droit de grève - Justification (non) - Infraction - Causes de justification et d'excuse - Tolérance policière - Justification (non)

Date(s)

  • Date de publication : 19/03/2021
  • Date de prononcé : 23/11/2020

Référence

Tribunal correctionnel Liège, division de Liège (17e chambre), 23/11/2020, J.L.M.B., 2021/11, p. 499-507.

Éditeur

Larcier

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