Jurisprudence - Contrat de travail
I. |
Contrat de travail - Travailleurs protégés - Harcèlement - Dépôt de plainte - Preuve. |
II. |
Contrat de travail - Travailleurs protégés - Harcèlement - Point de départ de la protection contre le licenciement. |
1. La protection contre le licenciement du travailleur qui a déposé une plainte motivée pour cause de faits de violence ou de harcèlement - moral ou sexuel - au travail prend cours à partir du moment où la plainte est introduite. La charge de la preuve que le dépôt de la plainte est antérieur au licenciement repose sur le travailleur.
2. L'envoi par courrier recommandé du congé est l'acte par lequel l'employeur manifeste de manière certaine et définitive sa volonté de rompre le contrat de travail. Si le courrier est expédié avant le dépôt de la plainte motivée par des faits de violence ou de harcèlement - moral ou sexuel - au travail, cet acte est accompli avant que ne débute la protection contre le licenciement organisée à l'article 32tredecies, paragraphe 1er, de la loi du 4 août 1996, même si le travailleur n'a reçu ce courrier qu'après le dépôt de sa plainte.
(A.S.B.L. C. / Fernand )
Vu le jugement entrepris, rendu contradictoirement entre parties le 15 février 2016 par le tribunal du travail de Liège, division de Liège, quatrième chambre ; (...)
Le 3 octobre 2011, Fernand a été engagé par contrat de travail à durée indéterminée en qualité de directeur par l'A.S.B.L. C., qui est une entreprise de formation par le travail. Il a été engagé avec pour mission de s'occuper de la gestion financière et comptable de l'A.S.B.L. et de l'organisation du travail.
À partir du 27 novembre 2013, Fernand est en incapacité de travail. (...)
Le 14 janvier 2014, ayant repris le travail, Fernand dépose une plainte informelle auprès du service externe de prévention et protection au travail, le CESI ; il rencontre à cette occasion le conseiller en prévention (psychologue), André. (...)
Lors du conseil d'administration du 5 mars 2014, l'appelante indique avoir mis fin au contrat de travail alors que Fernand indique que le conseil d'administration lui a seulement annoncé une fin des relations professionnelles sans évoquer de griefs particuliers et sans lui donner de précision particulière notamment quant à la date de prise d'effet.
Aucun procès-verbal de ce conseil d'administration n'est produit, ni aucun ordre du jour, l'appelante précisant à cet égard que le dernier point de la réunion du conseil d'administration du 10 février 2014 était le suivant : (...)
Le 6 mars 2014, deux événements interviennent :
-
l'employeur dépose à la poste une lettre recommandée datée du 6 mars 2014 notifiant à Fernand la rupture du contrat de travail (...)
-
Fernand dépose une plainte motivée pour harcèlement moral et violence au travail auprès du conseiller en prévention, dans laquelle il met en cause le président de l'A.S.B.L.
Cette plainte a été portée à la connaissance de la partie défenderesse par le conseiller en prévention par un courrier daté du 10 mars 2014, faisant erronément référence à une plainte du 10 mars. Interpellé par le conseil de l'appelante, le CESI a confirmé que la plainte avait bien été déposée le 6 mars 2014 et qu'il y avait donc une erreur dans la date reprise dans le courrier.
Par courrier du 17 mars 2014, suivi de divers rappels, l'organisation syndicale du demandeur a réclamé à l'employeur le paiement d'heures supplémentaires, la remise des chèques-repas pour les derniers mois d'occupation ainsi que l'indemnité due en raison de la plainte déposée auprès du CESI ; l'organisation syndicale demande également des explications quant au motif repris sur le C4, à savoir « ne convient plus ».
Le 3 mars 2015, Fernand a introduit son action devant le tribunal du travail.
II. |
Le jugement du tribunal du travail |
Fernand a demandé au tribunal du travail, à titre principal, la condamnation de l'A.S.B.L. au paiement d'une somme de 23.084,40 euros sur la base de l'article 32tredecies de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail, au motif que le licenciement est intervenu alors qu'il avait déposé une plainte pour harcèlement et violence au travail. À titre subsidiaire, il a sollicité la condamnation de l'A.S.B.L. au paiement du même montant du chef de licenciement abusif.
Par le jugement entrepris prononcé le 15 février 2016, le tribunal a déclaré la demande fondée et a condamné l'A.S.B.L. à payer à Fernand la somme de 23.084,40 euros à titre d'indemnité de protection.
L'appelante demande à la cour de réformer le jugement et de débouter l'intimé de ses prétentions. (...)
Fernand demande la confirmation du jugement et la condamnation de l'appelante à l'indemnité de protection ainsi qu'aux intérêts légaux et judiciaires à la date du 6 mars 2014 ; à titre subsidiaire, il maintient sa demande d'indemnité pour licenciement abusif.
L'indemnité de protection |
1. Dans sa version applicable issue de sa modification par la loi du 10 janvier 2007 (et avant la loi du 28 mars 2014), l'article 32tredecies de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail, dispose :
« - l'employeur ne peut pas mettre fin à la relation de travail, sauf pour des motifs étrangers à la plainte, ni modifier de façon injustifiée unilatéralement les conditions de travail du travailleur qui a déposé une plainte motivée (paragraphe 1er),
- la charge de la preuve des motifs et des justifications visés au paragraphe 1er incombe à l'employeur lorsque le travailleur est licencié ou lorsque ses conditions de travail ont été modifiées unilatéralement dans les douze mois qui suivent le dépôt d'une plainte (paragraphe 2),
- la personne qui reçoit la plainte est tenue d'informer le plus rapidement possible l'employeur du fait qu'une plainte a été introduite et que les personnes concernées bénéficient dès lors de la protection visée au présent article à partir du moment où la plainte est introduite (paragraphe 6).
Cette disposition fait courir la protection contre le licenciement à partir du dépôt de la plainte, sans avoir égard au moment où l'employeur est informé de l'existence de cette plainte (C. trav. Bruxelles, 15 juin 2015, R.G. n° 2013/AB/220, déposé par l'intimé ; dans le même sens : C. trav. Bruxelles, 22 avril 2015, R.G. n° 2013/AB/781, www.terralaboris.be, C. trav. Bruxelles, 23 décembre 2015, R.G. n° 2015/AB/651, J.T.T., 2017, p. 126 et www.terralaboris.be).
Comme le souligne l'arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 15 juin 2015, ceci ressort des termes de la disposition précitée, laquelle confère la protection contre le licenciement au travailleur « qui a déposé une plainte motivée au niveau de l'entreprise ou de l'institution qui l'occupe, selon les procédures en vigueur » (article 32tredecies, paragraphe 1er).
Les travaux parlementaires précisent à cet égard :
« La loi définit désormais le point de départ de la protection : il s'agit du moment où la plainte est déposée. Est donc couverte la période entre le moment de l'introduction de la plainte et celui de l'information de l'employeur » (Exposé des motifs, Doc. parl., ch., session 2006-2007, n° 51-2686 et 2687/01, p. 35).
Il peut donc exister « des situations d'ombre, une courte période entre la date (et l'heure) du dépôt (de la plainte) et l'envoi de la lettre de congé, l'employeur n'ayant aucune connaissance du dépôt de la plainte » (A. et G. Zorbas, Risques psychosociaux, harcèlement et violences au travail. Droits belge, français et luxembourgeois, Larcier, 2016, p. 403).
La protection prend donc cours « dès le dépôt de la plainte » (C. trav. Bruxelles, 21 septembre 2011, R.G. n° 2010/AB/464, www.terralaboris.be).
Le bénéfice de la protection contre le licenciement suppose cependant qu'une plainte pour harcèlement ait été déposée antérieurement au licenciement, c'est-à-dire avant la notification du congé (C. trav. Mons, 20 mai 2016, R.G. n° 2015/AM/153-154, www.terralaboris.be ; C. trav. Bruxelles, 22 avril 2015, R.G. n° 2013/AB/781, www.terralaboris.be).
2. L'employeur soutient que le licenciement a eu lieu le 5 mars 2014, lors d'un conseil d'administration qui se tenait en soirée auquel l'intimé assistait ; il précise toutefois qu'aucun procès-verbal de ce conseil d'administration n'a été établi ; il considère que la lettre du 6 mars 2014 contient une erreur ; il fait valoir que les documents sociaux mentionnent le 5 mars 2014 comme date de fin d'occupation ; il se prévaut également d'un email du 6 mars 2014 adressé par Rachel, membre du conseil d'administration à Georges, médiateur pressenti en vue de débloquer la situation de crise au sein de l'équipe, dans lequel elle écrit que « le conseil d'administration a dû mettre fin hier au contrat du directeur (Fernand) ».
L'employeur dépose également quatre attestations écrites émanant du président de son conseil d'administration et de trois administrateurs, qui déclarent qu'ils étaient présents à la réunion du conseil d'administration du 5 mars 2014 et qu'ils ont annoncé à Fernand la rupture de son contrat de travail. Il propose que les membres présents du conseil d'administration du 5 mars 2014 et les travailleurs administratifs qui ont réalisé l'envoi du courrier recommandé du 6 mars 2014 soient entendus comme témoins.
Subsidiairement, l'employeur allègue que la protection contre le licenciement ne trouve pas à s'appliquer étant donné que le dépôt de la plainte et la notification du licenciement ont eu lieu le même jour (soit le 6 mars 2014). Il dépose la copie de la lettre recommandée notifiant le licenciement ainsi que le récépissé attestant du dépôt du pli à la poste le 6 mars 2014.
3. Fernand conteste que son licenciement lui ait été annoncé lors du conseil d'administration du 5 mars 2014 ; (...)
Fernand, soutient avoir été licencié le 6 mars 2014 ; il se fonde sur la lettre de licenciement pour soutenir que « ce n'est donc que le 6 mars 2014, que la partie appelante a émis son intention ferme, définitive et irrévocable de mettre un terme au contrat de travail ».
Il dépose la copie de sa plainte motivée, signée par lui et par le conseiller en prévention, et portant la date du 6 mars 2014. (...)
5. La lettre de licenciement est datée du 6 mars 2014, elle est intitulée « notification d'une rupture » et fait part à son destinataire de la décision « de rompre le contrat de travail existant entre nous ce jour, avec effet immédiat » ; elle lui précise enfin : « vous ne faites plus partie du personnel de notre entreprise dès ce jour ».
Il était loisible à l'employeur d'établir un procès-verbal du conseil d'administration du 5 mars 2014, ce qu'il n'a pas fait.
Toutefois, même en retenant le 6 mars 2014 comme étant la date du licenciement, encore faudrait-il pouvoir constater que Fernand a déposé sa plainte en harcèlement avant la notification du congé.
Cette exigence d'antériorité ressort du texte de l'article 32tredecies, qui établit clairement que la protection contre le licenciement s'adresse au travailleur « qui a déposé » une plainte motivée (article 32tredecies, paragraphe 1er) ; cette protection prend cours « à partir du moment où la plainte est introduite » (article 32tredecies, paragraphe 6) et elle s'applique lorsque le travailleur est licencié « dans les douze mois qui suivent le dépôt d'une plainte » (article 32tredecies, paragraphe 2).
En application des
articles 870 du Code judiciaire et 1315 du Code civil, la charge de la preuve de l'antériorité du dépôt de la plainte repose sur le travailleur.
Cette preuve n'est pas rapportée, Fernand ne rapportant aucun élément de nature à établir que le dépôt de sa plainte auprès du conseiller en prévention serait antérieur à la notification du congé. Affirmer que la rupture des relations contractuelles est intervenue le même jour que le dépôt de la plainte ne suffit pas pour bénéficier de la protection.
6. Invoquer le caractère « réceptice » du congé comme le fait l'intimé dans ses conclusions n'est pas pertinent. Étant donné que la loi vise à dissuader l'employeur de mettre fin au contrat (ou de modifier unilatéralement les conditions de travail) lorsque le travailleur a déposé une plainte motivée, le moment qui doit être pris en considération pour vérifier si l'employeur peut ou non mettre fin à la relation de travail est celui auquel l'employeur pose de manière certaine et définitive l'acte de volonté de rompre, volonté qui se matérialise par l'envoi de la lettre recommandée notifiant le licenciement. L'article 32tredecies n'exige pas que le processus de notification soit achevé, que l'acte juridique que constitue le congé ait atteint sa perfection. En décider autrement reviendrait à imposer à l'employeur une interdiction qu'il lui serait impossible de respecter, ce qui serait le cas lorsque la plainte est déposée entre l'envoi et la réception du congé, l'employeur n'ayant aucune prise sur l'acheminement du courrier vers son destinataire. Le moment de la réception du congé échappe à l'employeur et est donc sans incidence lorsqu'il s'agit d'examiner si l'employeur a enfreint l'interdiction de licencier (voy., par analogie, C. trav. Liège, 20 janvier 2012, R.G. n° 33.545-2005, www.terralaboris.be).
Étant donné que Fernand ne prouve pas qu'il avait déjà déposé sa plainte formelle en harcèlement au moment de l'envoi de la lettre recommandée notifiant le licenciement, il ne peut bénéficier de la protection organisée par l'article 32tredecies.
L'appel est fondé. (...)
Dispositif conforme aux motifs.
Siég. : MM. J. Martens, J.-B. Scheen et Mme M.-R. Fortuny-Sanchez.
Greffier : Mme M. Schumacher. |
Plaid. : MeB. Delacroix et Mme S. Carrea. |