Jurisprudence - Contrat de travail
I. |
Contrat de travail - Généralités - Résiliation de commun accord - Vice de consentement - Violence. |
II. |
Contrat de travail - Licenciement abusif - Abus du droit de licencier - Préjudice distinct. |
1. L'employeur qui, suite au dépôt d'une plainte pour harcèlement mais avant que l'enquête du conseiller en prévention n'ait pu être menée, surprend les travailleurs visés par la plainte sur leur lieu de travail et les contraint à participer à un entretien improvisé au cours duquel ils signent une convention préétablie actant une rupture de commun accord avec renonciation à tous droits, sans les avoir préalablement informés de l'objet de l'entretien et sans qu'ils aient pu disposer d'un délai de réflexion, exerce une violence injuste ou illicite. Partant, cette convention de rupture de commun accord est nulle.
2. L'employé qui se prétend victime d'un licenciement abusif doit établir que l'acte de rupture est concrètement constitutif d'un abus de droit et que le préjudice qui en résulte est distinct de celui que répare forfaitairement l'indemnité compensatoire de préavis.
(S.A. F. / Désirée )
Vu les jugements contradictoires prononcés les 30 juillet 2014 et 2 février 2015 par le tribunal du travail de Mons et de Charleroi, division de Charleroi ; (...)
Indemnité de rupture
Vice de consentement
1. En vertu de l'article 32 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, les engagements résultant desdits contrats prennent fin, outre dans les hypothèses y visées, suivant les modes généraux d'extinction des obligations.
En application de l'
article 1134 du Code civil, les parties peuvent de commun accord mettre fin aux conventions qui les lient, et donc au contrat de travail.
Quatre conditions sont essentielles pour la validité d'une convention, dont le consentement de celui qui s'oblige.
Aux termes de l'
article 1109 du Code civil, il n'y a point de consentement valable si le consentement n'a été donné que par erreur, ou s'il a été extorqué par violence ou surpris par dol.
La charge de la preuve incombe à celui qui invoque le vice de consentement.
L'
article 1112 du Code civil dispose qu'il y a violence, lorsqu'elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu'elle peut lui inspirer la crainte d'exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent. On a égard en cette matière, à l'âge, au sexe, et à la condition des personnes.
Quatre conditions doivent être réunies pour conclure au vice de consentement :
-
la violence doit avoir été déterminante du consentement,
-
elle doit être de nature à faire impression sur une personne raisonnable,
-
elle doit faire naître la crainte d'un mal considérable,
-
elle doit être injuste ou illicite.
La situation « économiquement faible » du salarié à l'égard de son employeur est en soi insuffisante pour considérer que le consentement est vicié.
Lorsqu'un travailleur invoque la nullité de sa démission donnée sous la menace d'un licenciement pour motif grave, il doit établir, soit que l'employeur a fait un usage abusif ou illicite de son droit d'invoquer un motif grave justifiant la rupture immédiate, ceci ne pouvant se déduire de la seule existence de cette menace ni de la circonstance que les faits reprochés seraient a posteriori considérés comme insuffisamment graves, soit que l'employeur a usé de manoeuvres de nature à tromper une personne normalement attentive, qui l'ont déterminée à remettre sa démission.
Le juge saisi d'un litige relatif à la validité de la démission d'un travailleur sous la menace d'un licenciement pour motif grave doit se garder de le traiter comme s'il s'agissait d'un contentieux concernant directement pareil licenciement. Il n'exerce en effet sur le motif grave concerné qu'un contrôle « marginal » dans le cadre de l'appréciation du caractère éventuellement injuste ou illicite de la violence alléguée.
Ce qui importe, ce sont les circonstances de fait dans lesquelles la démission a été remise ou la convention a été conclue.
Indépendamment de l'examen des faits reprochés au travailleur, le juge est fondé à considérer que l'employeur a exercé une violence dont le caractère injuste ou illicite procède des conditions dans lesquelles celui-ci a soumis à la signature du travailleur la transaction litigieuse (en ce sens : Cass., 24 mars 2003,
Pas., 2003, p. 609).
Enfin, l'
article 1115 du Code civil dispose qu'un contrat ne peut plus être attaqué pour cause de violence, si, depuis que la violence a cessé, ce contrat a été approuvé soit expressément, soit tacitement, soit en laissant passer le temps de la restitution fixé par la loi.
2. En l'espèce la S.A. F. a été informée le 18 septembre 2012 par Muriel, conseiller en prévention, du dépôt par Liliane d'une plainte en harcèlement contre Désirée, Christine et Mélanie. La plainte motivée est rédigée par Jean, beau-père de Liliane, qui en a approuvé le contenu. Cette plainte fait état principalement de méchancetés, de l'obligation d'exécuter des tâches ingrates qui ne relèvent pas de la fonction de vendeuse et des horaires modifiés au dernier moment lui imposant des prestations plus lourdes que celles de ses collègues.
Dès le 20 septembre 2012, avant même que ne débute l'enquête du conseiller en prévention, Dominique, district manager, et Marie, responsable du personnel, se sont rendues en compagnie de Nadège, déléguée syndicale au sein de la société, au point de vente de (...) où Désirée et ses deux collègues étaient occupées au travail. Elles étaient accompagnées d'une vendeuse qui a assuré la surveillance du magasin durant l'entretien improvisé qui a eu lieu à l'arrière du magasin.
Désirée indique que Dominique et Marie les ont informées, elle et ses collègues, de l'existence d'une plainte pour harcèlement déposée par Liliane, et ont affirmé que cette situation risquait d'entraîner pour elles de lourdes conséquences (perte définitive du droit aux allocations de chômage, peine de prison, privation des droits civils, ...), à moins qu'intervienne une rupture de commun accord. Elle indique également que l'entretien s'est déroulé dans un local dont la sortie leur a été interdite.
Ces circonstances ainsi décrites, quoique contestées par la S.A. F., sont confirmées en tous points par les deux autres travailleuses.
Il est en tout cas incontestablement établi que Désirée, de même que ses deux collègues, ont été surprises sur leur lieu de travail et contraintes de participer à un entretien improvisé, sans avoir été préalablement informées de l'objet de celui-ci, et que, sans avoir pu disposer d'un délai de réflexion, elles ont signé une convention préétablie actant une rupture de commun accord par laquelle elles renonçaient à tous droits. La S.A. F. n'était pas sans savoir que le dépôt d'une plainte pour harcèlement n'implique aucune reconnaissance de responsabilité tant que l'enquête du conseiller en prévention n'a pas été menée. Quant au rôle de concertation et d'assistance qui incombe naturellement à un délégué syndical, l'attestation du 6 mai 2013 de Nadège est éloquente :
« Je confirme par ce fax que j'étais bien présente ce 20 septembre à (...) en présence de Marie pour procéder au licenciement de trois personnes dont celui de Désirée. J'ai pris connaissance du dossier et j'étais d'accord avec cette décision (la cour souligne) ».
Pour ces motifs et ceux du jugement entrepris du 30 juillet 2014, que la cour adopte, il y a lieu de considérer que la S.A. F. a exercé une violence dont le caractère injuste ou illicite procède des conditions dans lesquelles elle a soumis à la signature de Désirée la convention de rupture de commun accord.
Désirée a, dès le lendemain, contesté la validité de cette convention en dénonçant la pression exercée et les menaces proférées en vue d'obtenir sa signature. L'
article 1115 du Code civil ne fait donc pas obstacle à ce que la nullité de la convention soit constatée. (...)
Dommages et intérêts pour abus du droit de licencier
1. À défaut de régime spécifique réglant le licenciement abusif des employés, il convient d'appliquer les principes du droit commun en matière d'abus de droit, en particulier au regard du principe de l'exécution de bonne foi des conventions consacré par l'
article 1134 du Code civil. Le licenciement sera considéré comme abusif lorsque l'employé prouve, sur la base de circonstances particulières, que l'employeur a usé de son droit de licencier d'une manière qui dépasse manifestement les limites de l'exercice normal que ferait de ce droit un employeur prudent et diligent.
Si l'employeur reste seul juge de l'opportunité de licencier un membre de son personnel en tenant compte des nécessités de son entreprise ou établissement et des aptitudes et/ou du comportement du travailleur, qu'il lui appartient d'apprécier, il ne peut abuser de son droit de licencier.
L'employé qui se prétend victime d'un licenciement abusif ne peut se limiter à invoquer que celui-ci s'appuie sur des motifs inexacts, mais doit établir que l'acte de rupture est concrètement constitutif d'abus de droit, un tel abus pouvant notamment s'avérer lorsque le droit de licencier est exercé dans le but de nuire, lorsque l'employeur agit sans aucun motif légitime ou lorsqu'il choisit la manière la plus dommageable pour le travailleur parmi les différentes manières possibles d'exercer le droit.
L'employé doit établir, d'autre part, que l'acte de rupture est générateur dans son chef d'un préjudice distinct de celui que répare forfaitairement l'indemnité compensatoire de préavis. L'indemnité pour abus de droit ne couvre que le dommage extraordinaire qui n'est pas causé par le congé lui-même.
2. Désirée fait valoir que les circonstances dans lesquelles elle a été amenée à signer la convention du 20 septembre 2012 rendent le licenciement abusif. Elle souligne que la S.A. F. avait préparé « le terrain » par l'envoi de mises en demeure en juin, juillet et août 2012. Elle indique avoir souffert d'une dépression et invoque un dommage moral important ainsi qu'un dommage matériel (émargement à la mutuelle du 21 septembre 2012 au 18 février 2013, frais de consultation d'un psychologue, médicaments, ...). Elle renvoie aux pièces nos 2 et 25 de son dossier.
3. Le vice de consentement a été retenu au motif que la S.A. F. a exercé une violence dont le caractère injuste ou illicite procède des conditions dans lesquelles elle a soumis à la signature de Désirée la convention de rupture de commun accord. L'abus de droit est en conséquence établi. En outre, l'intéressée a fait l'objet de trois mises en demeure dans les trois mois précédant le 20 septembre 2012. Il est permis de s'interroger sur les motivations de la S.A. F., dans la mesure où Désirée avait toujours reçu des évaluations positives et où, entre les deux dernières mises en demeure (5 juillet et 3 août 2012), elle a été en congé durant trois semaines.
Désirée est toutefois en défaut d'établir qu'elle a subi un dommage non réparé par l'indemnité de rupture. Elle ne produit aucune pièce attestant d'un suivi psychologique. Seules deux attestations de son médecin-traitant sont versées aux débats, dont l'une date du 20 septembre 2012 (jour de la signature de la convention ...) et mentionne qu'elle est « actuellement suivie et traitée pour dépression ». La période durant laquelle Désirée déclare avoir été à charge de l'assurance maladie-invalidité est couverte par l'indemnité de rupture.
Désirée doit être déboutée de sa demande de dommages et intérêts. L'appel est fondé dans cette seule mesure. (...)
Dispositif conforme aux motifs.
Siég. : Mme J. Baudart, MM. A. Delmarche et P. Baert.
Greffier : M. G. Demeulemester. |
Plaid. : MesP. Monforti (loco P. Gheekiere) et K. Zarrouk (loco O. Barthelemy). |