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23/03/2015
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Tribunal civil Bruxelles francophone (référés), 23/03/2015


Jurisprudence - Généralités

J.L.M.B. 15/499
I. Pouvoir judiciaire - Référé - Compétence - Protection des droits subjectifs - Responsabilité - Pouvoirs publics - Pouvoir législatif - Mesure tendant à prévenir, faire cesser ou réparer une atteinte aux droits subjectifs - Établissement d'une norme originale (non).
II. Action en justice - Intérêt - Avocat - Statut - Ordres communautaires - Défense des intérêts professionnel des avocats - Protection des prérogatives de la défense - Secret professionnel.
III. Secret professionnel - Avocat - Statut - Identité des clients - Donnée couverte par la confidentialité tant qu'elle n'est pas révélée - Listing T.V.A.
IV. Référé - Urgence - Secret professionnel - Listing T.V.A. - Perte de confiance des justiciables à l'égard de la profession - Décision ne pouvant avoir d'effet qu'à l'égard des seuls demandeurs - Mesure impropre à atteindre le but poursuivi.
1. Les contestations qui ont pour objet des droits subjectifs de nature civile ressortissent exclusivement aux cours et tribunaux de l'Ordre judiciaire. C'est l'objet véritable du recours, à savoir si l'action a pour objet la protection de droits subjectifs qui détermine la compétence des cours et tribunaux.
L'action fondée sur la responsabilité du pouvoir législatif en ce qu'il aurait adopté une loi contraire à des droits consacrés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et qui tend à obtenir une condamnation de l'État à prendre les mesures nécessaires pour prévenir, faire cesser ou réparer une atteinte portée aux droits subjectifs garantis par cette convention, est donc de la compétence des cours et tribunaux et, en particulier, du juge des référés.
Cependant, les cours et tribunaux ne peuvent, sous prétexte de déduire d'une règle générale et abstraite l'application qu'il convient d'en faire dans un cas d'espèce, établir en réalité une norme originale, qui ne trouverait sa source dans la loi, ni directement, ni indirectement.
2. Les Ordres communautaires d'avocats ont pour mission de veiller aux intérêts professionnels de leurs membres et de prendre les initiatives utiles à la défense des avocats et des justiciables.
L'Ordre des barreaux francophones et germanophone dispose donc de l'intérêt requis pour introduire une action qui tend à protéger les prérogatives de défense et de conseil des avocats à l'égard de leurs clients, le lien qui doit les unir et, donc, l'obligation qui leur est faite de ne pas enfreindre le secret professionnel. En protégeant l'application de ses propres règles déontologiques, il assure la protection de ses droits moraux.
3. Le secret professionnel porte sur tout ce que l'avocat se voit confier, apprend, constate ou surprend par l'exercice de sa profession, à l'occasion de sa profession et en raison de sa qualité.
L'existence d'une relation de clientèle entre un avocat et un assujetti à la T.V.A. est, en principe, couverte par le secret professionnel. Elle n'y échappe que lorsqu'elle devient publique, par exemple en cas d'introduction d'une procédure judiciaire ou, vis-à-vis du fisc, lorsque l'assujetti entend récupérer la T.V.A. qui lui a été portée en compte.
Prima facie, l'obligation faite aux avocats de déposer un listing T.V.A., qui reproduit le nom de tous les clients assujettis auxquels ils ont adressé un état d'honoraires et le montant de ces états, est donc de nature à porter atteinte au secret professionnel.
4. Dès lors que l'intérêt qu'invoquent quelques avocats pour s'opposer à une mesure portant atteinte au secret professionnel tient à la perte de confiance des justiciables à l'égard de la profession que cette mesure entraînerait et dès lors que le juge des référés ne pourrait prononcer qu'une mesure qui n'aurait d'effet qu'à l'égard des quelques avocats qui poursuivent cette action, sans avoir d'effet sur la situation des autres avocats, il ne peut être considéré qu'il y aurait urgence à dispenser les demandeurs de l'obligation de rentrer le listing annuel T.V.A. prévu par l'article 53quinquies du Code de la T.V.A.

(Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres / État belge, S.P.F. Finances )


Vu la citation en référé signifiée le 30 janvier 2015 par Maître Glenn Wouters, huissier de justice suppléant en remplacement de Maître Philippe Mormal, huissier de justice de résidence à 1050 Bruxelles, avenue du Bois de la Cambre, 212 ; (...)
Objet de la demande
La demande tend, sous le bénéfice de l'urgence, à entendre ordonner à l'État belge de provisoirement ne pas appliquer aux demandeurs l'article 53quinquies du Code T.V.A. ainsi que l'arrêté royal n° 23 du 9 décembre 2009 réglant les modalités d'application de l'article 53quinquies du Code T.V.A. et, par conséquent, autoriser provisoirement les demandeurs à ne pas déposer le « listing annuel T.V.A. » prévu par ces dispositions, et ce jusqu'à ce qu'intervienne une décision au fond dans l'affaire introduite devant le tribunal de céans le 4 mars 2015, sous le n° de rôle 15/1484/A.
Faits et rétroactes
L'article 60 de la loi du 30 juillet 2013, entrée en vigueur le 1er janvier 2014 a abrogé l'exception prévue à l'article 44, paragraphe 1er, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée (T.V.A.) qui exemptait les avocats de la T.V.A.
Suivant l'article 53quinquies du Code de la T.V.A., les assujettis identifiés à la T.V.A. ont l'obligation d'établir annuellement une liste des clients assujettis ou membres d'une unité T.V.A. [auxquels] ils ont livré des biens ou fourni des services au cours de l'année précédente, le montant total de ces opérations ainsi que le montant total des taxes portées en compte.
Suivant l'article 1er, paragraphe 1er, de l'arrêté royal n° 23 du 9 décembre 2009 relatif à la liste annuelle des clients assujettis à la T.V.A., cette liste doit être déposée auprès de l'administration de la T.V.A., chaque année, avant le 31 mars et contenant les informations suivantes :
  1. le numéro d'identification à la T.V.A. de ce client assujetti à la T.V.A. ou le sous-numéro d'identification à la T.V.A. de tout client, membre d'une unité T.V.A. au sens de l'article 4, paragraphe 2, du code ;
  2. le montant total, taxe non comprise, des biens et des services qui lui ont été livrés et des services qui lui ont été fournis ;
  3. le montant total de la taxe qui lui a été portée en compte.
Lorsqu'aucune opération visée par la liste n'a été effectuée, les personnes visées à l'aliéna 1er sont tenues d'en informer l'administration selon les modalités fixées par le ministre des Finances ou son délégué.
Ainsi, depuis le 1er janvier 2014 et pour la première fois pour le 31 mars 2015, les avocats doivent remettre chaque année une liste établissant l'identité des clients assujettis à la T.V.A. et le montant total des opérations portées en compte.
À partir du 31 octobre 2013, la Cour constitutionnelle a été saisie de plusieurs recours en annulation de l'article 60 de la loi du 30 juillet 2013. Le 31 octobre 2013, la Cour constitutionnelle a été saisie d'un recours unique en suspension et annulation de l'article 60 de la loi du 30 juillet 2013. La Cour a rejeté la demande en suspension par un arrêt n° 183/2013 du 19 décembre 2013 [1].
Par un arrêt n° 165/2014 du 13 novembre 2014, la Cour constitutionnelle a posé à la Cour de justice de l'Union européenne plusieurs questions préjudicielles sur la compatibilité de l'article 60 de la loi précitée au Traité de l'Union.
Par une lettre du 24 novembre 2014, suivi d'une lettre de rappel du 10 décembre 2014, l'Ordre des barreaux francophones et germanophone et l'Ordre des barreaux néerlandophones ont sollicité du ministre des Finances, notamment d'exempter les avocats de l'obligation du « listing T.V.A. ».
Vu le silence du ministre compétent, la citation en référé a été lancée le 30 janvier 2015 ; l'action au fond a été lancée par citation du 20 février 2015.
Discussion
Quant à notre pouvoir de juridiction
L'État belge conteste le pouvoir de juridiction du juge des référés. Il rappelle que suivant l'article 584 du Code judiciaire, le juge des référés dispose d'une plénitude de compétence pour statuer dans l'urgence et au provisoire, sauf dans les matières que la loi soustrait au pouvoir judiciaire.
L'État belge considère que l'objet véritable de la présente action est la suspension des effets d'une loi, ce qui relève du contentieux objectif réservé à la Cour constitutionnelle. Il en veut pour preuve l'analogie entre les argumentations développées par le premier demandeur devant nous et devant la Cour constitutionnelle, à l'appui de son recours en suspension et en annulation de l'article 60 de la loi du 30 juillet 2013 ; il considère que le juge des référés ne peut ordonner la suspension des effets de l'article 60 de la loi précitée dès lors que la Cour constitutionnelle a rejeté le recours en suspension par son arrêt du 19 décembre 2013.
Les demandeurs considèrent que puisque leur action se fonde sur la violation de leurs droits subjectifs, les cours et tribunaux, et donc le juge des référés en l'espèce, sont compétents.
Les contestations qui ont pour objet des droits subjectifs de nature civile sont de la compétence exclusive des cours et tribunaux (article 144 de la Constitution) (conclusions de l'avocat général J. Velu, spéc. p. 1355, avant Cass., 26 juin 1980, Pas., 1980, I, p. 134).
C'est l'objet véritable du recours, à savoir si l'action a pour objet la protection de droits subjectifs qui détermine la compétence des tribunaux de l'Ordre judiciaire.
Il faut, pour déterminer si le pouvoir judiciaire a juridiction, prendre en considération l'objet véritable du litige, plutôt que son objet formel ou apparent (Cass., 8 mars 2013, Pas., 2013, p. 601).
Les demandeurs invoquent des droits subjectifs que sont la protection du secret professionnel, le respect des droits de la défense garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (en abrégé C.E.D.H.) et le respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la C.E.D.H. Ils fondent leur action sur la responsabilité de l'État belge du fait de légiférer. Ils sollicitent que soit suspendue dans leur chef l'obligation du dépôt du listing T.V.A. en vue de prévenir une atteinte fautive à leurs droits subjectifs. Il convient donc de constater que l'action tend en l'espèce à la protection de droits subjectifs. La responsabilité de l'État peut en effet être mise en cause dans l'exercice de sa fonction législative (Cass., 28 septembre 2006, Pas., 2006, p. 1870).
Contrairement à ce qu'allègue l'État belge, le moyen qui fonde la demande n'est pas celui de l'inconstitutionnalité d'une norme légale, soit l'article 60 de la loi du 30 juillet 2013, mais la faute de l'État belge dans sa fonction de légiférer, pour avoir méconnu des dispositions supranationales qui garantissent des droits fondamentaux. S'il est interdit aux cours et tribunaux de contrôler la constitutionnalité d'une loi, ils peuvent en vérifier la compatibilité avec les normes de droit international ayant des effets directs dans l'ordre juridique interne (Bruxelles (2e ch.), 4 juillet 2002, J.L.M.B., 2002, p. 1184).
Le juge des référés peut prescrire aux pouvoirs publics les mesures nécessaires pour prévenir, faire cesser ou réparer une atteinte portée aux droits subjectifs (Cass., 26 juin 1980, Pas., 1980, I, p. 1341). Cette jurisprudence, qui concerne l'action de l'autorité administrative, devrait pouvoir s'appliquer lorsque c'est la fonction législative de l'État belge qui est qualifiée de fautive, dès lors que c'est la nature du droit (subjectif et ici de nature civile) qui est déterminante pour la compétence des cours et tribunaux et non la qualité de la personne contre qui le droit est invoqué (Cass., 28 septembre 2005, op. cit.).
Le pouvoir du juge des référés est toutefois soumis à deux limitations, d'une part, celle de ne pas apprécier l'opportunité de l'action de l'État et d'autre part, celle tirée de l'article 6 du Code judiciaire, en vertu duquel, il est fait interdiction au juge de statuer par voie de disposition générale et réglementaire (Bruxelles (9e ch.), 21 février 2014, J.T., 2015/4 n° 6590, pp. 79 à 82).
L'article 6 du Code judiciaire s'oppose à ce que la motivation de la décision judiciaire, sous prétexte de déduire d'une règle générale et abstraite l'application qu'il convient d'en faire dans le cas d'espèce, établisse en réalité une norme originale, qui ne trouve sa source ni dans la loi, ni directement ni indirectement (Cass., 5 décembre 2000, R.W., 2001-2002, p. 1099 ; T. Bombois et N. Dupont, « Le droit constitutionnel belge réceptionne-t-il la théorie du "droit vivant" ? Juridiction constitutionnelle et interprétation consolidée de la loi ? », C.D.K.P., 2008/3, p. 519). Le juge n'a pas le pouvoir de suspendre ou d'annuler un acte réglementaire et si, conformément à l'article 159 de la Constitution, il constate son illégalité, l'acte subsiste dans l'Ordre judicaire et continue à sortir ses effets à l'égard des tiers. L'acte demeure applicable dans d'autres hypothèses, sous réserve d'une application extensive des motifs du jugement en question (Cass., 23 mars 1993, Pas., I, 1993, p. 308 ; M. Pâques et L. Donnay, « Juridiction ordinaire et juridiction administrative en droit belge », C.D.P.K., 2007/1, pp. 77 et 80). De la même manière, il n'est pas concevable qu'une décision judiciaire, sous prétexte de sanctionner la faute de l'État dans sa fonction de légiférer, suspende « erga omnes » l'application d'une disposition légale.
Il convient dès lors d'examiner si la mesure sollicitée tend à modifier « erga omnes » le régime légal applicable au 31 mars 2015. Si tel est le cas, le juge des référés est sans juridiction, en raison du principe de la séparation des pouvoir.
Les demandeurs se défendent de solliciter pareille mesure puisque l'autorisation sollicitée de ne pas déposer le « listing T.V.A. » ne vaudrait que pour eux-mêmes.
En effet, suivant la règle de l'autorité relative de la chose jugée, la décision judiciaire ne lie que les parties au litige ; elle ne s'impose qu'à ceux-ci.
Interrogés à l'audience sur la formulation de leur dispositif, les demandeurs ont corrigé celui-ci en ce que leur demande vise à autoriser les demandeurs 2 à 7 (en réalité, 2 à 6) à ne pas déposer le « listing annuel T.V.A. » puisque cette obligation ne pèse pas sur l'O.B.F.G. et que la septième défenderesse n'est pas dépositaire du secret professionnel. Ainsi formulée, le premier demandeur ne postule pas la suspension d'une disposition légale et la modification du régime légal et réglementaire existant dans l'ordre juridique.
Il s'ensuit que les juridictions de l'Ordre judiciaire et, partant, le tribunal des référés disposent du pouvoir de juridiction de connaître de la présente cause.
Quant à l'intérêt à agir de l'O.B.F.G.
L'État belge conteste l'intérêt à agir dans le chef du premier demandeur, l'O.B.F.G. Il considère que l'article 458 du Code pénal qui sanctionne la violation du secret professionnel par les dépositaires de celui-ci ne vise pas les ordres des barreaux mais en l'espèce, leurs membres, les avocats. L'O.B.F.G. n'aurait donc pas un intérêt personnel à l'action. L'État belge soutient en outre que la jurisprudence invoquée par les demandeurs et qui autorise une action collective n'est pas transposable en l'espèce.
En bref, l'État belge considère que l'O.B.F.G. poursuit une action d'intérêt collectif pour la défense de ses membres ou celui de son objet légal, et non pour la protection de son intérêt personnel.
Suivant la jurisprudence de la Cour de cassation, l'intérêt d'une personne morale ne concerne que son existence, ses biens patrimoniaux et ses droits moraux, spécialement son patrimoine, son honneur et sa réputation (Cass., 19 novembre 1982, Pas., 1983, I, p. 338).
En vertu de l'article 495 du Code judiciaire, l'Ordre des barreaux a pour mission de veiller aux intérêts professionnels de ses membres et prend les initiatives utiles à la défense des intérêts des avocats et du justiciable.
L'O.B.F.G. entend défendre par la présente action les prérogatives de défense et de conseil des avocats à l'égard de leurs clients, le lien de confiance qui doit les unir, et donc l'obligation qui leur est faite de ne pas enfreindre le secret professionnel, en vertu non seulement de l'article 458 du Code pénal mais aussi en vertu du Code de déontologie de l'avocat, rendu obligatoire par un règlement de l'O.B.F.G. du 12 novembre 2012.
En l'espèce, il convient de constater que la demande de l'O.B.F.G. entend protéger l'application de ses propres règles déontologiques dont il est le garant. En cela, le premier demandeur défend la protection de ses droits moraux et dispose d'un intérêt personnel.
Au vu de l'ensemble de ces éléments, il convient de déclarer la demande de l'O.B.F.G. recevable.
Quant aux conditions du référé

Quant et l'urgence

Il y a urgence, au sens de l'article 584 du Code judiciaire dès que la crainte d'un préjudice grave, voire d'inconvénients sérieux, rend une décision immédiate souhaitable (Cass., 13 septembre 1990, Pas. 1991, p. 41).
Il n'y a toutefois pas lieu à référé lorsque le demandeur a trop tardé à agir ou s'il a provoqué lui-même la situation d'urgence dont il se prévaut, à moins que la situation ne se soit aggravée par des faits nouveaux ou par l'effet de la simple durée.
L'État belge fait valoir que la présente action aurait pu être introduite dès le 1er janvier 2014, dans la foulée du rejet de la demande de suspension de l'article 60 de la loi du 30 juillet 2013 par la Cour constitutionnelle.
Les demandeurs affirment avoir pris toutes les mesures utiles pour éviter de subir un dommage dès lors qu'ils ont acquis la certitude que la Cour constitutionnelle ne pourrait se prononcer avant le 31 mars 2015.
Les demandeurs ont lancé leur action devant le tribunal de céans dès qu'il était acquis que la Cour constitutionnelle ne se prononcerait pas avant la date butoir du 31 mars 2015, soit à partir du prononcé de l'arrêt du 13 novembre 2014 par lequel la Cour constitutionnelle interroge la Cour de justice de l'Union européenne et compte tenu de l'absence de réaction de l'État belge aux courriers des deux ordres des avocats. Aucune négligence ne peut leur être reprochée qui témoignerait d'un défaut d'urgence quant au risque dénoncé.
Quant au péril grave ou difficilement réparable, quelle que soit leur qualité (Ordre des barreaux, avocats ou justiciable), les demandeurs invoquent le même risque, à savoir une atteinte grave à la règle du secret professionnel de l'avocat, la perte de confiance qui en résulterait du justiciable à l'égard de la profession et en définitive, une atteinte au respect de la vie privée du justiciable et une atteinte aux droits de la défense.
Selon les demandeurs, la simple connaissance par l'administration fiscale de l'existence du fait qu'un justiciable assujetti à la T.V.A. consulte un avocat spécialisé dans une matière déterminée et celle des montants qui lui ont été portés en compte suffit à lui porter préjudice ; la simple consultation des « listing T.V.A. » des avocats permettrait à l'administration fiscale de disposer d'une vision d'ensemble des clients assujettis de chaque avocat pour procéder à leur contrôle. Les demandeurs prennent l'exemple où l'administration soupçonnerait une personne de fraude fiscale : le simple fait que l'administration puisse constater dans le « listing T.V.A. » qu'une personne a consulté un avocat spécialiste en droit fiscal suffirait à étayer ses soupçons et à motiver d'autres contrôles.
Les demandeurs considèrent que la relation entre un avocat et son client fait partie du secret professionnel, de sorte que la communication du « listing T.V.A. » procéderait d'une atteinte générale et a priori au secret professionnel de l'avocat, sans que ce dernier puisse au préalable déterminer si les informations contenues sont susceptibles de porter atteinte aux intérêts de ses clients.
Selon l'État belge, il existerait un « noyau intouchable » au secret professionnel stricto sensu qui ne s'étend qu'aux pièces du dossier et échanges de correspondances, soit tout ce que le client révèle à son avocat. A contrario, les données publiques du client et les données fiscales de son avocat ne seraient pas couvertes par le secret professionnel. Les moyens mis à la disposition de l'administration fiscale, et notamment le « listing T.V.A. » le sont à l'effet de permettre de vérifier l'exacte perception de la T.V.A. à charge du débiteur de l'obligation et à charge de tiers. L'article 53quinquies du Code de la T.V.A. est selon l'État belge essentiel dans la lutte contre la fraude à la T.V.A. Cet article impose une obligation d'information dans le chef des fournisseurs de biens et prestataires de service concernant les opérations qu'ils ont réalisées au cours d'une année avec des clients assujettis à la T.V.A., pour notamment permettre à l'administration de vérifier la correcte application des dispositions du Code de la T.V.A. dans le chef de leurs clients. Il ne s'agit pas d'ouvrir les dossiers personnels des clients des avocats. Si tel n'était pas le cas, l'administration fiscale se rendrait coupable d'un abus de pouvoir.
Le listing T.V.A. procède en réalité d'un contrôle a priori des informations relatives à la déductibilité de la T.V.A. par les justiciables assujettis auprès de l'avocat des clients assujettis.
Puisque le secret professionnel porte sur tout ce que l'avocat se voit confier, apprend, constate ou surprend par l'exercice de sa profession, à l'occasion de sa profession et en raison de sa qualité (C. Leclercq, Devoirs et prérogatives de l'avocat, Bruylant, 1999, p. 155), l'existence d'une relation de clientèle entre un avocat et un assujetti à la T.V.A. doit prima facie être protégée par le secret professionnel de l'avocat. Le nom d'un client ne devient une donnée publique qui n'est plus couverte par le secret professionnel que si le fisc a déjà connaissance, avant le contrôle, de l'identité du client (Th. Afschrift, « Le secret professionnel et les obligations fiscales de l'avocat », R.G.D.F., 2011/1, p. 5, et spéc. p. 30, n° 168). Dès l'instant où un assujetti entend récupérer le montant de la T.V.A. qui lui a été portée en compte auprès du fisc, son identité est connue du fisc et publique. Si, par contre, pour des raisons de discrétion, le client assujetti préfère taire sa relation professionnelle avec un avocat et perdre le bénéfice de la déductibilité du montant de la T.V.A. qui lui a été portée en compte, cette information est couverte par le secret professionnel et ne devrait pas être portée à l'information de l'administration, par le biais du « listing T.V.A. ». La réponse du ministre des Finances à une question sur la compatibilité du dépôt du « listing T.V.A. » avec le secret professionnel de l'avocat précise que les fonctionnaires de l'administration du fisc sont eux-mêmes tenus au secret professionnel. Cette obligation s'impose aux fonctionnaires de l'administration en dehors de l'exercice de leurs fonctions et non au sein de l'administration fiscale. L'article 93bis, alinéa 2, du Code de la T.V.A. précise bien que les fonctionnaires de la T.V.A. restent dans l'exercice de leurs fonctions lorsqu'ils communiquent des renseignements aux autres services administratifs de l'État. Dès lors, le risque allégué par les demandeurs n'est pas en soi un procès d'intention que l'on fait à l'administration, comme le présente l'État belge mais une question de principe.
Le secret professionnel est d'ordre public mais n'est pas absolu et le législateur, notamment en matière fiscale a autorisé des dérogations (P. Lambert, Le secret professionnel, Nemesis, 1985, pp. 77 et s.), de sorte que la disposition légale critiquée ne constitue une faute que si des normes supranationales et directement applicables ont été méconnues, telles les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.
L'État belge fait remarquer que l'identité de l'avocat et celle de son client sont connues par l'inscription au rôle général, en cas d'instance judiciaire (article 719 du Code judiciaire) ; il faudrait en déduire que les données propres au client de l'avocat ne sont pas couvertes par le secret professionnel.
L'urgence ici invoquée concerne un autre aspect de la profession qu'est la mission de conseil de l'avocat. Ce contexte particulier n'est pas étranger au respect des droits de la défense puisqu'une mission de conseil porte aussi sur la façon d'éviter une procédure judiciaire. (C.C., 26 septembre 2013 [2], arrêt n° 127/2013, et C.C., 23 janvier 2008 [3], arrêt n° 10/2008).
Les dispositions fiscales sont également d'ordre public et l'État belge fait remarquer à juste titre que l'obligation reprise à l'article 53quinquies du Code de la T.V.A. est essentielle dans la lutte contre la fraude fiscale.
À supposer que l'ingérence ici prévue par le législateur n'est pas proportionnée au but poursuivi, par exemple parce que l'État disposerait d'autres moyens de contrôle ou parce que le législateur n'a pas prévu de mesures restrictives destinées à garantir la protection du secret professionnel de l'avocat, il convient de rappeler que l'urgence à remédier au risque dénoncé s'évalue in concreto, c'est-à-dire en fonction des inconvénients que subiraient les demandeurs s'il n'était pas fait droit à la demande.
La mesure sollicitée est de nature à prévenir la survenance du risque allégué, décrit en termes généraux comme la perte de confiance à l'égard de la profession et, à terme, l'atteinte aux droits de la défense des justiciables, uniquement à l'égard des demandeurs parties à la cause. Or, ceux-ci ne constituent qu'une infime partie des personnes susceptibles d'être préjudiciées par la faute alléguée contre l'État belge qui est de ne « pas avoir eu égard à la protection particulière du secret professionnel de l'avocat, protégé, en faveur des clients de celui-ci et de la société tout entière, par les article 6 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en rendant l'article 53quinquies du Code de la T.V.A. et l'arrêté royal n° 23 du 9 décembre 2009 applicable aux avocats ».
L'O.B.F.G. qui représente les intérêts de ses membres et des justiciables et à ce titre défend les principes fondamentaux qui règlent la profession ne demande pas que la mesure sollicitée - dispenser du dépôt auprès de l'administration du « listing T.V.A. » - soit ordonnée au bénéfice de l'ensemble de la profession; le tribunal de céans et le juge des référé seraient sans juridiction pour faire droit à pareille demande, pour les raisons déjà exposées. Il explique être partie à la cause en soutien aux demandeurs 2 à 7.
Or, les demandeurs 2 à 6, de même que la demanderesse justiciable ne font valoir aucune raison impérieuse et particulière propre à leur situation personnelle qui dicterait que le risque vanté soit évité dans leur chef avant que la disposition légale critiquée n'affecte le reste de la profession, et ce dans l'attente de l'aboutissement des différents recours pendants.
Le juge des référés, après avoir vérifié sa compétence, doit examiner si la mesure provisoire demandée n'est pas légalement impraticable en raison du principe de la relativité de l'autorité de la chose jugée (Civ. Bruxelles (réf.), 15 septembre 2000, J.T., 2001, n° 5994, p. 30).
Faire droit à la demande aurait pour effet de rompre l'égalité des justiciables devant la loi, au mépris de l'article 10 de la Constitution. Il ne sera donc pas fait droit à la demande.
L'action n'est pas fondée.
Par ces motifs, (...)
Déclarons l'action recevable mais non fondée ; (...)
Siég. :  Mme A. Leclercq.
Greffier : Mme M.A. Andolina.
Plaid. : MesG. Ninane (loco D. Lagasse) et Ph. Declercq.
N.B. : Le président du tribunal civil de Bruxelles néerlandophone, siégeant en référés, a rendu une décision analogue, mais fondée sur des motifs quelque peu différents le 26 mars 2015 (J.L.M.B. 15/500).

 


[1] N.D.L.R. : cette revue, 2014, p. 136.
[2] N.D.L.R. : cette revue, 2013, p. 2025, et obs. G. Genicot et E. Langenaken.
[3] N.D.L.R. : cette revue, 2008, p. 180, et obs. F. Abu Dalu.


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  • Les contestations qui ont pour objet des droits subjectifs de nature civile ressortissent exclusivement aux cours et tribunaux de l'Ordre judiciaire. C'est l'objet véritable du recours, à savoir si l'action a pour objet la protection de droits subjectifs qui détermine la compétence des cours et tribunaux. - L'action fondée sur la responsabilité du pouvoir législatif en ce qu'il aurait adopté une loi contraire à des droits consacrés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et qui tend à obtenir une condamnation de l'État à prendre les mesures nécessaires pour prévenir, faire cesser ou réparer une atteinte portée aux droits subjectifs garantis par cette convention, est donc de la compétence des cours et tribunaux et, en particulier, du juge des référés. - Cependant, les cours et tribunaux ne peuvent, sous prétexte de déduire d'une règle générale et abstraite l'application qu'il convient d'en faire dans un cas d'espèce, établir en réalité une norme originale, qui ne trouverait sa source dans la loi, ni directement, ni indirectement. - Les Ordres communautaires d'avocats ont pour mission de veiller aux intérêts professionnels de leurs membres et de prendre les initiatives utiles à la défense des avocats et des justiciables. - L'Ordre des barreaux francophones et germanophone dispose donc de l'intérêt requis pour introduire une action qui tend à protéger les prérogatives de défense et de conseil des avocats à l'égard de leurs clients, le lien qui doit les unir et, donc, l'obligation qui leur est faite de ne pas enfreindre le secret professionnel. En protégeant l'application de ses propres règles déontologiques, il assure la protection de ses droits moraux. - Le secret professionnel porte sur tout ce que l'avocat se voit confier, apprend, constate ou surprend par l'exercice de sa profession, à l'occasion de sa profession et en raison de sa qualité. - L'existence d'une relation de clientèle entre un avocat et un assujetti à la TVA est, en principe, couverte par le secret professionnel. Elle n'y échappe que lorsqu'elle devient publique, par exemple en cas d'introduction d'une procédure judiciaire ou, vis-à-vis du fisc, lorsque l'assujetti entend récupérer la TVA qui lui a été portée en compte. - Prima facie, l'obligation faite aux avocats de déposer un listing TVA, qui reproduit le nom de tous les clients assujettis auxquels ils ont adressé un état d'honoraires et le montant de ces états, est donc de nature à porter atteinte au secret professionnel. - Dès lors que l'intérêt qu'invoquent quelques avocats pour s'opposer à une mesure portant atteinte au secret professionnel tient à la perte de confiance des justiciables à l'égard de la profession que cette mesure entraînerait et dès lors que le juge des référés ne pourrait prononcer qu'une mesure qui n'aurait d'effet qu'à l'égard des quelques avocats qui poursuivent cette action, sans avoir d'effet sur la situation des autres avocats, il ne peut être considéré qu'il y aurait urgence à dispenser les demandeurs de l'obligation de rentrer le listing annuel TVA prévu par l'article 53quinquies CTVA.

Mots-clés

  • Pouvoir judiciaire - Référé - Compétence - Protection des droits subjectifs - Responsabilité - Pouvoirs publics - Pouvoir législatif - Mesure tendant à prévenir, faire cesser ou réparer une atteinte aux droits subjectifs - Établissement d'une norme originale (non)
  • Action en justice - Intérêt - Avocat - Statut - Ordres communautaires - Défense des intérêts professionnel des avocats - Protection des prérogatives de la défense - Secret professionnel
  • Secret professionnel - Avocat - Statut - Identité des clients - Donnée couverte par la confidentialité tant qu'elle n'est pas révélée - Listing T.V.A
  • Référé - Urgence - Secret professionnel - Listing T.V.A. - Perte de confiance des justiciables à l'égard de la profession - Décision ne pouvant avoir d'effet qu'à l'égard des seuls demandeurs - Mesure impropre à atteindre le but poursuivi

Date(s)

  • Date de publication : 22/05/2015
  • Date de prononcé : 23/03/2015

Référence

Tribunal civil Bruxelles francophone (référés), 23/03/2015, J.L.M.B., 2015/21, p. 998-1006.

Branches du droit

  • Droit judiciaire > Droit judiciaire - Principes généraux > Action en justice > Intérêt
  • Droit judiciaire > Barreau > Droits et devoirs des avocats > Secret professionnel
  • Droit judiciaire > Barreau > Déontologie et discipline
  • Droit judiciaire > Compétence > Compétence matérielle > Président du tribunal
  • Droit civil > Obligations hors contrat > Obligation (quasi) délictuelle > Responsabilité publique
  • Droit fiscal > Taxe sur la valeur ajoutée (t.v.a.) > Secret professionnel (TVA)
  • Droit fiscal > Taxe sur la valeur ajoutée (t.v.a.) > Mesures tendant à assurer le paiement de la TVA > Obligations des assujettis

Éditeur

Larcier

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