Jurisprudence - Réparation du dommage
I. |
Responsabilité - Réparation du dommage - Dommage moral et ménager - Rejet de la capitalisation. |
II. |
Responsabilité - Réparation du dommage - Recours de l'employeur public - Recours direct - Rejet. |
Il y a lieu d'écarter la méthode de calcul par capitalisation du dommage moral lorsque les séquelles et leur relativement faible taux d'incapacité retenu ne peuvent laisser augurer d'une atteinte périodique et constante à la valeur personnelle.
Dans ce cas, le recours à la capitalisation est inadéquat car il ne tient pas compte du caractère évolutif du dommage, ni de sa réalité concrète, la conscience et la perception de pareil dommage évoluant avec le temps.
Il en est de même en ce qui concerne le dommage ménager permanent.
Le mécanisme subrogatoire permettant à l'employeur public de recouvrer ses débours a été choisi sans ambiguïté et en pleine connaissance de cause par le législateur de l'époque.
Il y a donc lieu de s'en tenir au texte légal plutôt que de s'aventurer dans la recherche d'intention évanescente du législateur de l'époque.
En optant pour cette voie de recours, il convient de calculer les indemnités sur la base du montant net et non sur brut aussi longtemps que la partie civile ne justifie pas que les charges sociales et fiscales affectant l'indemnité dont elle se prévaut seraient équivalentes à celles grevant les revenus du travail.
(Ethias et S.A. Belgacom / S.A. V. )
(...)
Le 23 janvier 2008, R. D. a été victime d'un accident de circulation survenu à Herve.
Par jugement définitif prononcé le 20 janvier 2009, l'entière responsabilité de ce sinistre a été délaissée au seul prévenu C. J.
La décision prérappelée a considéré que le prévenu, au moment des faits, était au service de son civilement responsable, la S.A. V. et il a ainsi bénéficié de l'immunité organisée par l'article 18 de la loi du 3 juillet 1978 sur le contrat de travail.
Dans ces conditions, seule la S.A. V. a été condamnée à indemniser la victime R. D. qui a obtenu, à sa seule charge, une allocation provisionnelle d'un euro, le docteur Raphaël Bran ayant été désigné pour le surplus en qualité d'expert (mission d'expertise ancienne mouture).
Le 2 mars 2012, l'expert judiciaire déposera son rapport définitif.
Outre diverses périodes d'incapacités temporaires personnelle, socio-ménagère et économique et outre divers préjudices annexes et des réserves médicales limitées, l'expert judiciaire consolidera le cas de la victime à la date du 1er avril 2010 en retenant 30 pour cent d'incapacité permanente personnelle, 9 pour cent d'incapacité socio-ménagère et 30 pour cent d'incapacité permanente économique.
Nous ne sommes pas encore en possession des réclamations de la partie civile et il n'est pas inutile de le souligner au vu des motifs qui suivront.
Le 25 juillet 2013, la S.A. Ethias, en sa qualité d'assureur-loi de la S.A. de droit public Belgacom et cette dernière en sa qualité d'employeur de R. D. ont déposé requête en intervention volontaire valant constitution de partie civile, postulant condamnation de la S.A. V. au remboursement de leurs débours respectifs.
Acte leur sera donné de leur intervention volontaire et de leur constitution de partie civile respective.
II. |
Quant à la réclamation formulée par la S.A. Belgacom |
La partie civile affirme que la jurisprudence de la Cour de cassation serait aujourd'hui unanime pour dire qu'un employeur public et/ou son assureur disposent à l'encontre du tiers responsable de l'accident, d'une action propre sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil et sont à ce titre fondés à solliciter l'indemnisation intégrale de leur préjudice résultant de la faute du tiers tout en admettant qu'une nuance est à apporter en ce qui concerne le capital représentatif des rentes visant à indemniser l'incapacité permanente de l'agent en reconnaissant que c'est en effet le principe du recours subrogatoire prévu par l'article 14, paragraphe 3, de la loi du 3 juillet 1967 qui doit s'appliquer à ce chef de demande.
La partie civile soutient être en droit de réclamer les indemnités par elle versées non pas sur la base d'un recours subrogatoire mais sur la base de l'
article 1382 du Code civil estimant pouvoir être considérée comme ayant subi un dommage propre.
Belgacom soutient que les pouvoirs publics ou les sociétés de droit public agissent en vertu d'un dommage propre basé sur les articles 1382 et 1383 du Code civil.
Elle estime que cette problématique a été définitivement tranchée par la Cour de cassation dans de nombreux arrêts depuis 2001.
La cyclothymie est un mal étrange qui n'a pas épargné la Cour de cassation puisque l'enseignement de celle-ci a été modifié à plusieurs reprises.
Par arrêt rendu le 12 novembre 2008 (J.L.M.B., 2009, p. 258), la Cour de cassation décide que :
« Lorsque l'employeur public est tenu conformément à la loi ou au règlement, de verser à son agent, outre une rémunération, une rente d'incapacité permanente partielle alors qu'il n'est pas privé des prestations de celui-ci, le paiement de cette rente ou du capital constitué pour la servir ne constitue pas un dommage au sens des parties 1382 et 1383 du Code civil ».
Annotant cette décision, Noël Simar a souligné que cet arrêt mettait un frein au cumul du recours direct et du recours subrogatoire de l'employeur public.
La troisième chambre de la cour d'appel de Liège, dans son arrêt du 26 octobre 2010
[1] (
R.G.A.R., 3/2011, p. 14725) statue dans le même sens.
Notre Cour suprême a modifié encore sa jurisprudence (arrêt du 18 novembre 2011,
C.09.0521.F/12).
Il est vrai que la Cour de cassation, dans ses arrêts des 19 et 20 février 2001 d'abord et 18 novembre 2011 ensuite, n'a cessé de répéter que l'employeur qui, suite à la faute d'un tiers, continue à payer la rémunération et les cotisations grevant celle-ci sans bénéficier des prestations de travail en contrepartie a droit à une indemnité dans la mesure où il subit ainsi un dommage.
Selon la Cour de cassation toujours, l'existence d'une obligation contractuelle ou légale n'exclut pas l'existence d'un dommage au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil sauf s'il ressort du contenu ou de la partie du contrat, de la loi ou du règlement que les dépenses ou prestations à supporter doivent rester définitivement à charge de celui qui s'y est engagé ou qui y est obligé par la loi ou le règlement.
La Cour de cassation a ainsi créé et consacré dans les limites précisées ci-dessus l'existence d'un droit propre de recours non soumis aux restrictions de la subrogation.
À plusieurs reprises, nous avons déjà souligné que nous ne partageons pas cette analyse.
Il n'est pas contestable que la subrogation légale consacrée par l'article 14, paragraphe 3, de la loi du 3 juillet 1967 a été créée à un moment où l'
article 1382 du Code civil existait déjà et où cette disposition telle qu'interprétée à l'époque ne permettait pas le recours de l'employeur public contre le tiers responsable.
Si le législateur avait voulu alléger le déficit structurel des finances publiques en général et de la sécurité sociale en particulier (situation endémique en Belgique et au centre des préoccupations des responsables politiques), il n'aurait pas manqué de traduire cette volonté dans les textes en consacrant un recours direct plutôt que de choisir délibérément le mécanisme de la subrogation sans la moindre restriction ou amendement.
Ainsi, dans la mesure où c'est le mécanisme subrogatoire qui a été choisi sans ambiguïté et en pleine connaissance de cause par le législateur de l'époque et que, depuis lors, celui-ci n'a pas estimé devoir revenir sur les choix de l'époque, malgré les tergiversations de la Cour de cassation, il y a lieu de s'en tenir au texte légal plutôt que de s'aventurer dans la « recherche d'intention évanescente » du législateur de l'époque (B. Dubuisson, in La rupture du lien causal ou l'avènement de l'action directe et le déclin du recours subrogatoire, actes du colloque du 23 novembre 2007, p. 241).
Accepter le principe « d'une option » entre le recours subrogatoire et le recours direct aurait pour effet :
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de saborder le mécanisme de la subrogation légale ;
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de briser le savant équilibre réalisé par la voie de la subrogation entre le droit de la victime d'obtenir réparation intégrale de son dommage, l'interdiction pour celle-ci d'obtenir réparation plusieurs fois d'un même dommage et l'obligation qu'a le tiers responsable de contribuer à la réparation conformément aux règles de droit commun de la responsabilité ;
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de sacrifier les intérêts du tiers responsable par rapport à ceux du tiers payeur en opérant un transfert massif des coûts supportés par les tiers payeurs vers les responsables et leurs assureurs privés.
D'autre part, on ne peut nier que la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation induit nécessairement des situations inextricables demeurées à ce jour sans réponse, ainsi notamment :
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Dans l'hypothèse d'un partage de responsabilité, la théorie du recours direct permettrait au tiers payeur de récupérer à l'encontre du tiers responsable l'intégralité du dommage subi, à charge pour ce dernier d'introduire un recours contributoire contre l'employé (...), recours qui se heurterait à l'immunité dont celui-ci dispose !
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Le tiers responsable serait indirectement lié par le tableau séquellaire établi par la S.S.A. ou Medex qui a servi de base à la fixation des indemnités versées à l'employé. Or, il apparaît que les grilles d'évaluation utilisées par ces services divergent sensiblement par rapport à celles utilisées en droit commun (même s'il est à noter que la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence du moins partiellement sur cette problématique, ce qui est pour le moins énigmatique.
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Qu'adviendrait-il de l'indemnisation de l'état antérieur pris en charge par l'assureur accident du travail mais non en droit commun ?
À suivre l'enseignement de la Cour de cassation, il faudrait considérer que le recours subrogatoire, pourtant expressément autorisé par le législateur, vivrait ses derniers moments si la thèse présentée actuellement par la Cour de cassation devait être suivie. Par ailleurs, les intérêts légitimes du tiers responsable seraient sacrifiés par rapport à ceux tout aussi légitimes des tiers payeurs.
En ouvrant cette voie de récupération alors que le législateur a prévu celle de la subrogation, on ferait supporter au tiers responsable un fardeau qui risquerait d'être hors de toute proportion par rapport à la dette qu'il a personnellement contractée à l'égard de la victime.
Il résulte de ce qui précède qu'il convient d'inviter la S.A. Belgacom à justifier du préjudice réel par elle subi et celui qu'aurait subi son agent suivant les règles du droit commun et d'établir un calcul, pièces justificatives à l'appui, en faisant la distinction entre les montants bruts, d'une part, et les montants nets, d'autre part.
En fait, la Cour de cassation, dans ses raisonnements successifs, part d'un postulat que nous ne pouvons admettre et qui consiste à considérer que le dommage est défini comme le décaissement par l'employeur de rémunérations sans contrepartie de travail.
Malgré le respect que nous devons à la Cour suprême, nous estimons que la réalité d'un dommage et son étendue ne peuvent être déterminées que par le juge du fond qui doit, dans tous les cas soumis à son appréciation, statuer in concreto en prenant en considération l'ensemble des éléments de fait qui lui sont soumis.
Si le juge du fond doit procéder à l'indemnisation de la totalité du dommage subi, il ne peut aller au-delà et accorder des montants qui ne correspondent à aucun élément précis du dommage. Tout le dommage doit être indemnisé mais le dommage réel seulement.
Nous sommes conscients que nous réveillons quant à ce de « vieux démons » mais de glorieux retours de jurisprudence font parfois leur apparition même si une hirondelle ne fait pas le printemps.
Il y a lieu, ce que le partie civile s'abstient de faire, de s'interroger sur toutes les hypothèses où, pour d'autres raisons que la faute d'un tiers, la prestation de travail n'a pas lieu. La question des vacances est ainsi notamment posée (il ne faut pas perdre de vue que la partie civile réclame toutes les rémunérations par elle payées du 23 janvier 2008 au 31 janvier 2010 à concurrence de 100 pour cent et du 1er février 2010 au 31 mars 2010 à concurrence de 50 pour cent).
Force est de considérer que le travailleur aurait de toute façon été rémunéré sans contrepartie pendant les mois de vacances et ces montants décaissés ne peuvent être considérés comme constituant une partie du dommage de l'employeur.
Dans ce cas, pour rejeter l'argument, les juridictions de fond abandonnent la théorie du recours direct pour en revenir à la subrogation permettant de pouvoir récupérer une prestation versée sans qu'il y ait un dommage né de l'absence de contrepartie.
Un choix nous paraît devoir être opéré...
À tout le moins, deux juridictions ont considéré que l'absence de contrepartie de travail doit résulter de la faute du tiers (Civ. Arlon, 14 novembre 2006, R.G. n° 539/04/A, inédit, et Civ. Bruxelles, 26 avril 2007, R.G. 2003/6630A, cités dans La rupture du lien causal ou l'avènement de l'action directe et le déclin du recours subrogatoire, Éditions du Jeune barreau de Liège, 2007, p. 220).
Ceci démontre que le dommage doit être vérifié au cas par cas.
En réalité, relativement à cette problématique, il convient de déterminer si les rémunérations versées pendant les périodes d'incapacité de travail qui s'étendent sur les périodes légales de congés sont versées comme réparation de l'incapacité ou comme rémunération.
Comme le révèlent J.-Fr. Jeunehomme et J. Wildemeersch dans le même ouvrage La rupture du lien causal (...), il s'agit en fait d'une rémunération de sorte que la partie civile devrait démontrer qu'elle perçoit, habituellement, une contrepartie de travail pendant ces périodes, démonstration bien difficile si pas impossible, l'exécution des prestations étant d'ordinaire suspendue durant les vacances, sauf preuve contraire.
Pour cerner de plus près la réalité et l'étendue du dommage, il conviendrait que soit rapportée l'organisation, ou plus exactement la désorganisation, des services de la partie civile par la faute d'un tiers.
Dans des entreprises comme la partie civile, le ou les personnes qui subissent l'absence d'un membre d'une équipe n'est pas la personne morale qu'est Belgacom mais les autres membres de l'équipe à qui des tâches complémentaires sont dévolues sans aucune augmentation quelconque de traitement si ce n'est éventuellement une augmentation de frais qui, de toute manière, auraient été exposés si la victime avait pu se présenter au travail pendant ses jours d'absences.
Il sera sursis à statuer dans l'attente qu'il soit satisfait à cette demande, une réouverture des débats étant ordonnée quant à ce.
III. |
Quant à la réclamation formulée par la S.A. Ethias |
Ceux-ci ont été comptabilisés par la victime à la somme de 10.250 kilomètres.
la S.A. Ethias a déduit de ce montant divers kilomètres non pris en charge par l'assureur-loi pour en arriver à un montant de 8.861 kilomètres remboursables.
Il est certain que la victime a « profité » de ces nombreux parcours pour accomplir, à l'occasion de ceux-ci, divers actes de la vie courante. Ces kilomètres parcourus ne doivent pas être pris en considération globalement par le réparateur du dommage et il conviendrait que la partie civile s'explique quant à ce en proposant un décompte raisonnable.
Le réparateur du dommage fait notamment valoir que de nombreux frais médicaux ont été exposés postérieurement à la date de consolidation fixée par l'expert droit commun au 1er avril 2010.
Aux termes de son rapport, l'expert Bran ne prévoit aucun frais futurs postérieurs à la consolidation alors que ce point était expressément repris au point 8 de la mission d'expertise lui confiée.
la S.A. Éthias est invitée à s'expliquer sur cette problématique, les pièces justificatives fondant la totalité des paiements réclamés devant être produites pour qu'un décompte précis et définitif puisse être établi.
C. |
Le capital représentatif de la rente |
Il est constant que ces indemnités ne peuvent être calculées que sur la base des critères d'indemnisation du droit commun, sur la base d'une rémunération nette, prise en considération jusqu'à la prise de pension de l'intéressé pour autant qu'il soit démontré qu'un calcul de capitalisation s'impose en l'espèce, le prévenu étant né le 14 janvier 1954 et étant engagé chez Belgacom depuis trente-trois ans (...), la perte de son emploi paraissant impensable.
Force est de réserver à statuer sur cette problématique n'étant pas en possession d'éléments suffisants, ignorant même si, à l'heure qu'il est, la victime n'a pas été admise à une retraite bien méritée après de bons, longs et loyaux services (...)
Par ces motifs, (...)
Déclare recevable des deux constitutions de partie civile.
Pour le surplus, avant de statuer sur leur fondement, ordonne une réouverture des débats fixée au jeudi 24 avril 2014 à 8 h 30 pour permettre aux parties de conclure à nouveau en répondant aux diverses interrogations figurant dans les motifs de la présente décision. (...)
Siég. : M. A.-Th. Garot.
Greffier : M. P. Vieillevoye. |
Plaid. : MesA. Villers et M. Ossena-Cantara. |
N.B. : La présente note n'a pas pour objectif d'entrer - une nouvelle fois - dans le différend qui oppose les tenants et les adversaires du recours direct de l'employeur public.
Elle veut simplement rendre hommage à la liberté du juge du fond d'apprécier les éléments qui font l'objet d'un litige porté devant lui. On pourrait sans doute objecter que cette liberté se trouve limitée par la sécurité juridique - soit, sous-entendu, celle qui découle de la jurisprudence de la Cour suprême.
Soit ... si la vérité d'un jour est celle de toujours.
Il existe donc un conflit de valeurs auquel, dans chaque décision, les magistrats sont confrontés.
[1] |
N.D.L.R. : cette revue, 2011, p. 204. |