Jurisprudence - Droits de l'homme
I. |
Presse - Responsabilité - Informations largement inexactes. |
II. |
Presse - Responsabilité - Responsabilité en cascade - Faute distincte de l'éditeur - Adjonction de photos et de titres racoleurs et faux. |
1. Si l'on ne peut exiger que tous les articles de presse soient totalement conformes à la vérité, la publication d'un article présentant un policier comme un « ripou », ce qui le fait passer pour un corrompu alors qu'il a été condamné pour des faits de coups et blessures et arrestation arbitraire, jointe à des inexactitudes diverses, à la suite d'un arrêt du Conseil d'État annulant sa révocation pour dépassement du délai raisonnable, est constitutive d'une légèreté fautive.
2. La règle de la responsabilité en cascade ne fait pas obstacle à ce que l'éditeur d'un journal soit responsable d'une faute propre, distincte de celle de l'auteur. Tel est le cas lorsque l'éditeur ajoute à l'article qu'il publie, sans l'accord de la personne concernée, une photo de celle-ci en tenue décontractée, vraisemblablement prise dans un lieu de vacances, ainsi qu'un titre aussi faux que racoleur.
(E. L. / L. G., P. U. et la S.A. X. )
(...)
Monsieur E. L. est policier.
Le tribunal correctionnel et la cour d'appel de Liège l'ont condamné pour différents faits commis en 2005 (arrestation arbitraire), 2006 (coups et blessures) et 2009 (usé de violences sans motif légitime dans l'exercice de ses fonctions).
Le 8 décembre 2011, il a été démis de ses fonctions à la suite de ces condamnations.
Le 2 mai 2012, le Conseil d'État a annulé la sanction disciplinaire.
Le 6 juin 2012, le journal (...), sous la signature de Monsieur L. G., publiait un article consacré à la réintégration de Monsieur L. dans les services de police à la suite de l'annulation prononcée par le Conseil d'État.
L'article est annoncé en première page par une photo de Monsieur L. (en tenue de bain, au bord de la mer ou d'une piscine) avec le titre en caractère gras : La police doit garder son « ripou » et sous la photo, par le commentaire : « Condamné pour coups et blessures et arrestation arbitraire, ce flic ne peut pas être viré, selon le Conseil d'État ».
En page 5 qu'il occupe en entier, l'article sur Monsieur L. est titré en caractère gras : « La police doit réintégrer une pomme pourrie » et sous-titré: « Condamné pour arrestation arbitraire et violence, il vient de gagner au Conseil d'État ».
L'article reprend les faits ayant justifié les condamnations de Monsieur L., chacun d'entre eux étant résumé sous la forme d'un titre en gros caractères dans le corps de l'article. Il comporte un commentaire sur la décision, qualifiée d'aberrante, du Conseil d'État, qui a annulé la sanction disciplinaire pour, selon l'article, dépassement du délai raisonnable et un entretien avec le chef de la police de Liège sous le titre « C'est un vrai cas d'école ».
Monsieur L. se plaint des termes utilisés pour le décrire (ripou, pomme pourrie), d'erreurs dans la narration des faits ayant conduit à sa condamnation (durée de l'arrestation arbitraire, circonstance de la scène de coups, fausseté de l'affirmation selon laquelle Monsieur L. a giflé un homme à terre), d'inversions dans les dates des faits, de simplification des motifs de l'arrêt du Conseil d'État et de l'utilisation sans son autorisation d'une photo privée.
Monsieur L. demande au tribunal de condamner monsieur L. G., le journaliste auteur de l'article, monsieur P. U., l'éditeur de (...) et la S.A. X., propriétaire du journal :
-
à lui payer des dommages et intérêts de 10.000 euros,
-
à publier à leur frais en page 1 du journal (...) l'article suivant :
« Par jugement du ... le tribunal de première instance de Liège a condamné la S.A. X., Monsieur P. U., en sa qualité d'éditeur responsable, et Monsieur L. G., en tant que journaliste, à payer à Monsieur E. L. la somme de 10.000 (dix mille) euros, à la suite de la publication illicite de son image en pages 1 et 5 de l'édition du samedi (...) du journal (...), du fait de l'avoir traité de "ripou" en première page alors qu'il n'a fait l'objet d'aucune condamnation de corruption, et d'avoir énoncé à sa charge des faits faux et exagérés, contraires aux faits ayant donné lieu à sa condamnation pénale, alors que l'objet de l'article était la critique d'une décision du Conseil d'État, lequel avait conduit à sa réintégration ».
Il demande également d'interdire aux défendeurs de répliquer à l'article ci-dessus.
1. Les défendeurs soutiennent que la demande est irrecevable à l'encontre de Monsieur P. U. et de la S.A. X.
2. L'auteur de l'article litigieux étant connu, il doit être tenu pour seul responsable de celui-ci en application de la règle constitutionnelle de la responsabilité en cascade (à titre d'exemple : Bruxelles, 9 octobre 2012, For. ass., 2013, p. 194, note Van Enis).
La règle de la responsabilité en cascade ne fait cependant pas obstacle à ce que l'éditeur soit rendu civilement responsable d'une faute propre, distincte de la faute de l'auteur (Civ. Bruxelles, 9 mars 2009, A. M., 2001, p. 81, note Delbecke, notamment en donnant à l'article une place importante, annoncée en couverture ; Bruxelles, 11 décembre 2012, A. M., 2013, p. 255, pour une illustration satirique d'un article, placée en page de couverture ; Civ. Bruxelles 15 septembre 2009, A. M., 2010, p. 114, pour la présentation de ou la publicité donnée à l'article : choix des titres, chapeaux, photos ou légendes, mise en exergue de certains passages par une typographie particulière...).
Monsieur U. prétend que l'administrateur délégué n'est pas un « éditeur » au sens de la loi, mais, dans toutes ses conclusions, il s'attribue le titre d'éditeur responsable de X.
La société X. est le propriétaire du journal (...).
La responsabilité de Monsieur P. U. et de la société X. ne peut donc être immédiatement exclue, puisqu'une faute distincte de celle de Monsieur G. peut leur être reprochée.
L'action est recevable à leur encontre.
B. |
Exception obscuri libelli |
1. Les défendeurs soutiennent que la citation est obscure en ce qu'elle ne précise pas la base légale de l'action de Monsieur L. et en ce qu'elle introduit une demande de publication d'un texte que le premier défendeur « n'est pas en mesure d'imposer au journal qui l'emploie - troisième concluant - de procéder à pareille publication alors que le second concluant ne devait, quant à lui, pas être assigné ».
2. Les termes « exposé sommaire des moyens » repris dans l'article 702, 3°, du Code judiciaire ne visent nullement la norme juridique, mais les éléments de fait qui servent de fondement à la demande (Cass., 24 novembre 1978, J.T., 1980, p. 224).
Il suffit que le but de la citation apparaisse clairement et que son destinataire puisse identifier l'objet et la cause de la demande.
En l'espèce, la citation est claire tant quant aux faits qui la justifie que quant à son objet.
Elle ne comporte aucune obscurité.
En toutes hypothèses, la sanction de l'obscurité de la citation est une nullité susceptible de couverture. La couverture de la nullité est incontestable en l'espèce, les défendeurs admettant qu'ils « supputent » que l'action dirigée contre eux est fondée sur leur responsabilité extracontractuelle.
1. Le terme « ripou » fait sans aucun doute référence à un policier corrompu.
Il ne correspond en rien à la réalité des faits pour lesquels le demandeur a été condamné.
Il est utilisé en première page.
C'est ce terme qui détermine la première réaction des lecteurs, les amène à lire la totalité de l'article et fixe leur avis sur la personne incriminée, même si l'article précise sous la photo que la personne visée a été condamnée pour coups et blessures et arrestation arbitraire.
Pour le lecteur moyen, le demandeur sera un ripou.
En utilisant le terme ripou, manifestement faux, alors qu'il devait connaître le sens précis de ce terme, Monsieur G. a commis une faute dans l'exercice de la liberté de la presse.
2. Les défendeurs ne contestent pas que l'article incriminé par le défendeur comporte des erreurs.
Ils les qualifient de vénielles.
Ces erreurs, quant aux faits qui ont justifié les condamnations pénales du demandeur, sont cependant mises en évidence dans le corps de l'article sous la forme de sous-titres en caractères gras.
La décision du Conseil d'État est qualifiée d'aberrante.
Le demandeur n'en dépose pas la copie, mais les explications qu'il donne à propos d'une lecture incomplète de cette décision, pour autant qu'il y ait eu lecture et pas retranscription d'une certaine lecture par la police de Liège, ne sont pas contestées.
On ne peut exiger que tous les articles de presse soient totalement conformes à la vérité, mais tout cela démontre une certaine légèreté compte tenu de l'atteinte que le journaliste porte à la réputation de la personne qui est l'objet de l'article.
Cette légèreté peut également être considérée comme fautive dans le chef de Monsieur G.
3. La publication de la photo du demandeur, dont il n'est pas contesté qu'elle a été publiée sans l'accord de celui-ci, n'apporte rien au débat que le journaliste entendait faire à propos de la réintégration du demandeur.
Elle n'était pas nécessaire à la crédibilité de l'article.
Elle avait apparemment pour seul objet d'ajouter au discrédit de la personne visée en la montrant dans une tenue décontractée et vraisemblablement, dans un endroit de vacances, jouissant sans doute des profits de sa corruption, alors que sa réintégration fait scandale.
Dans ce contexte, le degré de la protection de la liberté d'expression est réduit.
L'ajout de cette photo constitue une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privé (Cour eur. D.H. (4e section), M.G.N. Limited c. Royaume Uni, 18 janvier 2011, n° 39401/04, A. M., 2011 (reflet D. Voorhoof, C. Wiersma), liv. 3, p. 373 ; Jus & Actores, 2012 (sommaire), liv. 1, p. 61).
Outre la photo, la présentation de l'article et la publicité qui lui est donnée (annonce en première page avec un titre racoleur et faux, article d'une page, avec des éléments erronés mis en évidence) a contribué de façon disproportionnée, au-delà de ce que la liberté de la presse permet, à l'atteinte portée à la réputation du demandeur.
Ces fautes constituent des fautes distinctes de celles que l'on doit reprocher à Monsieur G. et sont imputables au deuxième et au troisième défendeurs (Cass., 29 juin 2000,
J.L.M.B., 2000, p. 1580, note F.
Jongen).
4. Les trois parties citées ont commis des fautes en relation causale avec le dommage dont se plaint le demandeur.
Sauf l'indignation que ses amis manifestent avec une belle unanimité pendant le mois de septembre 2009, Monsieur L. n'apporte aucune preuve de l'étendue de son dommage et que sa demande d'une indemnité de 10.000 euros correspond à l'étendue de celui-ci.
Le tribunal fixera l'indemnité au montant de 1.000 euros.
Si le demandeur souhaitait répondre à l'article litigieux par un texte de son choix, il avait la possibilité d'exiger la publication d'un droit de réponse en temps utile.
Un jugement ayant été rendu en sa faveur, la publication de celui-ci par extraits suffira à la réparation de son dommage.
Il n'y a pas lieu d'interdire toute réponse aux défendeurs.
Monsieur L. ne donne aucune justification à l'exécution provisoire qu'il demande. Elle lui sera donc refusée.
Par ces motifs, (...)
Dit pour droit que :
Monsieur L. G., journaliste, a commis une faute en utilisant le terme « ripou » pour désigner Monsieur E. L. dans son article du 16 juin 2012, ainsi qu'en publiant des faits partiellement erronés.
Monsieur P. U., éditeur responsable, et la S.A. X. ont commis une faute en publiant la photo de Monsieur E. L. sans son accord, ainsi que par la présentation et la publicité donnée à l'article concernant celui-ci.
Condamne les défendeurs à payer in solidum la somme de 1.000 euros à Monsieur E. L. à titre de dommages et intérêts.
Ordonne la publication par extraits du dispositif de la présente décision dans le journal (...) en première page aux frais des défendeurs. (...)
Siég. : M. Ph. Glaude, Mmes D. Liénard et I. Cabus.
Greffier : Mme V. Georgiadis. |
Plaid. : MesJ.-M. Rigaux et P. Saerens. |