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06/12/2012
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Cour européenne des droits de l'homme, 06/12/2012


• Thème 2 : Les avocats et la lutte contre le blanchiment de capitaux

J.L.M.B. 12/772
Avocat - Statut - Secret professionnel - Droits de l'homme - Respect de la vie privée - Blanchiment de capitaux - Obligation de déclaration de soupçon - Champ d'application limité à des activités éloignées de la mission de défense - Transmission des informations par l'intermédiaire du bâtonnier - Pas de
violation .
Si le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l'avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice et constitue, dès lors, l'un des principes fondamentaux sur lesquels repose l'organisation de la justice dans une société démocratique, il n'est cependant pas intangible et peut céder devant une valeur supérieure.
L'obligation de déclaration de soupçon à laquelle les dispositions légales prises en vue d'assurer la lutte contre le blanchiment de capitaux, qui constitue une grave menace pour la démocratie, astreignent les avocats, ne portent pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel dès lors que, d'une part, elle ne concerne que des activités éloignées de la mission de défense confiée aux avocats, similaires à celles exercées par les autres professionnels soumis à cette obligation, et, d'autre part, les avocats ne communiquent pas les déclarations de soupçon directement aux autorités chargées d'organiser cette lutte, mais par le canal du président ou du bâtonnier de leur Ordre, plus à même que quiconque d'apprécier ce qui est couvert ou non par le secret professionnel, qui s'assure que les conditions fixées par la loi sont réunies.

(Michaud / France )


(Extraits)
Procédure
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 12323/11) dirigée contre la
République française et dont un ressortissant de cet Etat, monsieur Patrick Michaud (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 janvier 2011 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »). (...)
En fait

I. Les circonstances de l'espèce

8. Le requérant est né en 1947 et réside à Paris. Il est avocat au barreau de Paris et membre du conseil de l'Ordre.
9. Il expose que l'Union européenne a adopté successivement trois directives visant à prévenir l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment des capitaux. La première (91/308/CEE ; 10 juin 1991) vise les établissements et institutions financières. Elle a été amendée par une directive du 4 décembre 2001 (2001/97/CE) qui,
notamment, élargit son champ d'application à divers professionnels ne relevant pas du secteur financier, dont les « membres des professions juridiques indépendantes ». La troisième (2005/60/CE ; 26 octobre 2005) abroge la directive du 10 juin 1991 amendée, en reprend le contenu et le complète. Les lois de transposition - la loi
n° 2004-130 du 11 février 2004, s'agissant de la directive du 10 juin 1991 amendée - et les textes réglementaires d'application - le décret n° 2006-736 du 26 juin 2006, s'agissant de la loi du 11 février 2004 - ont été codifiés au code monétaire et financier (il est renvoyé pour plus de détails aux titres III. et IV. ci-dessous, relatifs au droit communautaire et interne pertinent).
10. De ces textes résulte notamment pour les avocats une « obligation de déclaration de soupçon », que la profession, qui y voit en particulier une menace contre le secret professionnel et la confidentialité des échanges entre l'avocat et son client, a constamment critiquée par la voix notamment du conseil national des barreaux.
11. Toutefois, le 12 juillet 2007, le conseil national des barreaux a pris une « décision portant adoption d'un règlement relatif aux procédures internes destinées à mettre en oeuvre les obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et dispositif de contrôle interne destiné à assurer le respect des procédures » (publiée au Journal officiel le 9 août 2007). Il agissait ainsi en application de l'article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, qui lui donne la compétence, dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, d'unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d'avocat.
12. La décision précise (article premier) que « tous les avocats, personnes physiques, inscrits à un barreau français » sont assujettis à ce règlement professionnel, lorsque dans le cadre de leur activité professionnelle, ils réalisent au nom et pour le compte de leur client une transaction financière ou immobilière, ou lorsqu'ils participent en assistant leur client à la préparation ou à la réalisation de certains types de transactions (concernant : 1. l'achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce ; 2. la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client ; 3. l'ouverture de comptes bancaires, d'épargne ou de titres ; 4. l'organisation des apports nécessaires à la création de sociétés ; 5. la constitution, la gestion ou la direction des sociétés ; 6. la constitution la gestion ou la direction de fiducies de droit étranger ou de toute autre structure similaire) ; ils n'y sont pas assujettis lorsqu'ils exercent une « activité de consultation juridique ou lorsque leur activité se rattache à une procédure juridictionnelle » à l'occasion de l'une ou l'autre des six activités précitées (article 2).
13. Le règlement établit en particulier que les avocats doivent dans ce contexte « faire preuve d'une vigilance constante » et « se doter des procédures internes » propres à assurer le respect des prescriptions légales et réglementaires relatives notamment à la déclaration de soupçon (article 3), précisant en particulier la procédure à suivre lorsqu'une opération paraît susceptible de faire l'objet d'une déclaration (article 7). Plus spécifiquement, ils doivent adopter des règles écrites internes décrivant les diligences à accomplir (article 5). Ils doivent de plus s'assurer que le règlement est correctement appliqué au sein de leur structure et que les avocats et les membres de leur personnel reçoivent l'information et la formation nécessaire et adaptée aux opérations qu'ils effectuent (article 9), et se doter d'un système de contrôle interne (article 10). Dans le même temps, le règlement souligne que « les avocats doivent s'assurer en toutes circonstances du respect du secret professionnel » (article 4).
14. Le fait de ne pas se conformer à ce règlement est passible de sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'à la radiation du tableau des avocats (articles 183 et 184 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat).
15. Le 10 octobre 2007, estimant qu'elle mettait en cause la liberté d'exercice de la profession d'avocat et les règles essentielles qui la régissent, le requérant saisit le Conseil d'Etat d'une demande d'annulation de cette décision. Il soutenait qu'aucune disposition légale ou réglementaire ne conférait au conseil national des barreaux une compétence normative dans des domaines tels que la lutte contre le blanchiment. Par ailleurs, soulignant notamment que la décision critiquée obligeait les avocats à se doter de procédures internes propres à assurer le respect des prescriptions relatives à la déclaration de soupçon, sous peine de sanctions disciplinaires, et que la notion de soupçon n'était pas définie, il dénonçait une méconnaissance de l'exigence de précision inhérente au respect de l'article 7 de la Convention. De plus, se référant à l'arrêt André et autres c./ France du 24 juillet 2008 (n° 18603/03), il plaidait que le règlement ainsi adopté par le conseil national des barreaux était incompatible avec l'article 8 de la Convention, dès lors que l'« obligation de déclaration de soupçon » mettait en cause le secret professionnel et la confidentialité des échanges entre un avocat et son client. Enfin, en application de l'article 267 du Traité de l'Union européenne au Conseil d'Etat, il demandait au Conseil d'Etat de saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel d'une question relative à la conformité de la « déclaration de soupçon d'infraction pénale » avec l'article 6 du Traité de l'Union européenne et avec l'article 8 de la Convention.
16. Par un arrêt du 23 juillet 2010, le Conseil d'Etat rejeta l'essentiel des conclusions de la requête.
17. S'agissant du moyen tiré de l'article 7 de la Convention, l'arrêt souligne notamment que la notion de « déclaration de soupçon » dont il est question dans la décision contestée ne manque pas de précision dès lors qu'elle renvoie aux dispositions de l'article L. 562-2 du code monétaire et financier (devenu, modifié, l'article L. 561-15). Quant au moyen tiré de l'article 8, l'arrêt le rejette par les motifs suivants :

« (...) si, selon le requérant, les dispositions de [la directive 91/308/CEE amendée] sont incompatibles avec les stipulations de l'article 8 de la Convention (...) qui protègent notamment le droit fondamental au secret professionnel, cet article permet une ingérence de l'autorité publique dans l'exercice d'un tel droit, notamment lorsqu'une telle mesure est nécessaire à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales ; (...) eu égard, d'une part, à l'intérêt général qui s'attache à la lutte contre le blanchiment de capitaux et, d'autre part, à la garantie que représente l'exclusion de son champ d'application des informations reçues ou obtenues par les avocats à l'occasion de leurs activités juridictionnelles, ainsi que de celles reçues ou obtenues dans le cadre d'une consultation juridique, sous les seules réserves, pour ces dernières informations, des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l'avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux, la soumission des avocats à l'obligation de déclaration de soupçon, à laquelle procède la directive litigieuse, ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel ; (...) ainsi et sans qu'il soit besoin de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne, le moyen tiré de la méconnaissance de ces stipulations doit être écarté ». (...)

En droit

I. Sur la violation alléguée de l'article 8 de la Convention

47. Le requérant se plaint du fait qu'à raison de l'obligation de déclaration de soupçon pesant sur les avocats, il est tenu, dans l'exercice de la profession d'avocat, sous peine de sanctions disciplinaires, de dénoncer des personnes venues entendre conseil, ce qu'il juge incompatible avec les principes de protection des échanges entre l'avocat et son client et de respect du secret professionnel. Il invoque l'article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

» 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».

48. Le gouvernement s'oppose à cette thèse. (...)

B. Sur le fond (...)

3. L'appréciation de la Cour

a Sur l'existence d'une ingérence dans l'exercice du droit protégé par l'article 8 de la Convention
90. En consacrant le droit de « toute personne » au respect de sa « correspondance », l'article 8 de la Convention protège la confidentialité des « communications privées » (Frérot c./ France, n° 70204/01, paragraphe 53, 12 juin 2007), quel que soit le contenu de la correspondance dont il est question (Frérot précité, paragraphe 54), et quelle que soit la forme qu'elle emprunte. C'est donc la confidentialité de tous les échanges auxquels les individus peuvent se livrer à des fins de communication qui se trouve garantie par l'article 8.
91. Ainsi, dès lors qu'elle les astreint à fournir à une autorité administrative des informations relatives à une autre personne qu'ils détiennent à raison des échanges qu'ils ont eus avec elle, l'obligation de déclaration de soupçon mise à la charge des avocats constitue une ingérence dans leur droit au respect de leur correspondance. Elle constitue également une ingérence dans leur droit au respect de leur « vie privée », cette notion incluant les activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c./ Allemagne, 16 décembre 1992, paragraphe 29, série A n° 251-B).
92. En l'espèce, certes, le requérant ne prétend ni s'être trouvé concrètement dans la situation de devoir déclarer de tels soupçons, ni avoir été sanctionné en application du règlement litigieux pour avoir omis de le faire. Cependant, comme indiqué précédemment, il se trouve confronté au dilemme suivant : soit il se plie à ce règlement et renonce ainsi à sa conception du principe de confidentialité des échanges entre l'avocat et son client et du secret professionnel des avocats ; soit il ne s'y plie pas et s'expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'à la radiation. Ainsi, selon la Cour, l'obligation de déclaration de soupçon représente une « ingérence permanente » (voy., précités, mutatis mutandis, Dudgeon, paragraphe 41, et Norris, paragraphe 38) dans l'exercice par le requérant, en sa qualité d'avocat, des droits garantis par l'article 8, même si ce n'est pas la sphère la plus intime de sa vie privée qui est en cause mais le droit au respect de ses échanges professionnels avec ses clients.
93. Pareille ingérence enfreint l'article 8, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.
b. Sur la justification de l'ingérence
i. Prévue par la loi
94. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » exigent avant tout que l'ingérence ait une base en droit interne (Silver et autres c./ Royaume-Uni, 25 mars 1983, paragraphes 56-88, série A n° 61). Tel est indéniablement le cas en l'espèce : l'obligation de déclaration de soupçon à la charge des avocats est prévue par des directives européennes, transposées en droit français (notamment par la loi n° 2004-130 du 11 février 2004 s'agissant de la directive du 10 juin 1991 amendée) et codifiées au code monétaire et financier ; leurs modalités sont précisées par des textes réglementaires d'application (dont les dispositions sont également codifiées) ainsi que par la décision du 12 juillet 2007 du conseil national des barreaux précitée.
95. Il faut en outre que la « loi » soit suffisamment accessible - ce que le requérant ne conteste pas en l'espèce - et précise (ibidem). Le requérant soutient ainsi que la « loi » dont il est question manque de clarté dans la mesure où elle oblige à déclarer des « soupçons » sans définir cette notion, et où le domaine des activités auxquelles elle s'applique est flou.
96. La Cour n'est pas convaincue par cette thèse. Elle rappelle que l'on ne peut considérer comme une « loi » qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé (ibidem). Cela étant, elle reconnaît l'impossibilité d'arriver à une certitude absolue dans la rédaction des lois, ainsi que le risque de voir le souci de certitude engendrer une rigidité excessive. Beaucoup de lois se servent, inévitablement, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique (ibidem).
97. Elle estime que la notion de « soupçon » relève du sens commun et qu'un public averti tel que les avocats peut d'autant plus difficilement prétendre ne pas être en mesure de la cerner que, comme l'expose le gouvernement, le code monétaire et financier fournit certaines indications spécifiques. Par ailleurs, les déclarations de soupçon étant adressées aux bâtonniers ou au président de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, tout avocat ayant des doutes quant à l'existence d'un « soupçon » dans un cas donné est en mesure de bénéficier à cet égard de l'assistance d'un confrère averti et expérimenté.
Quant au caractère prétendument flou du domaine d'activité concerné par l'obligation de déclaration de soupçon, la Cour constate que les textes litigieux (voy. notamment l'article 1 de la décision du 12 juillet 2007 du conseil national des barreaux ; paragraphe 12 ci-dessus) indiquent que cette obligation s'impose aux avocats lorsque, dans le cadre de leur activité professionnelle, ils réalisent au nom et pour le compte de leur client une transaction financière ou immobilière, ou lorsqu'ils participent en assistant leur client à la préparation ou à la réalisation de certains types de transactions (concernant l'achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce, la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client, l'ouverture de comptes bancaires, d'épargne ou de titres, l'organisation des apports nécessaires à la création de sociétés, la constitution, la gestion ou la direction des sociétés et la constitution, la gestion ou la direction de fiducies de droit étranger ou de toute autre structure similaire). D'après ces textes, ils n'y sont pas assujettis lorsqu'ils exercent une activité de consultation juridique ou lorsque leur activité se rattache à une procédure juridictionnelle à l'occasion de l'une ou l'autre des six activités précitées. La Cour estime que ces indications sont suffisamment précises, d'autant plus que les textes dont il s'agit s'adressent à des professionnels du droit et que, comme le souligne le gouvernement, la notion de « consultation juridique » est définie notamment par le conseil des barreaux.
98. En conclusion, l'ingérence litigieuse est « prévue par la loi », au sens de l'article 8, paragraphe 2, de la Convention.
ii. But légitime
99. La Cour ne doute pas que, visant à lutter contre le blanchiment de capitaux et les infractions pénales associées, l'ingérence litigieuse poursuit l'un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l'article 8 : la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales. Cela n'a d'ailleurs pas prêté à controverse entre les parties.
100. Au surplus, la Cour rappelle que l'exécution par l'Etat de ses obligations juridiques découlant de son adhésion à l'Union européenne relève de l'intérêt général (Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi précité, paragraphes 150-151).
iii. Nécessité
a. Sur l'application de la présomption de protection équivalente
101. Le gouvernement indique que les obligations de vigilance et de déclaration de soupçon auxquelles sont astreints les avocats résultent de la transposition de directives européennes à laquelle la France était tenue de procéder en vertu de ses obligations juridiques résultant de son adhésion à l'Union européenne. Renvoyant à l'arrêt Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi précité, il estime qu'il doit être présumé que la France a respecté les exigences de la Convention dès lors qu'elle n'a fait qu'exécuter de telles obligations et qu'il est établi que l'Union européenne accorde aux droits fondamentaux une protection équivalente à celle assurée par la Convention.
Principes généraux
(...) (La Cour consacre d'assez longs développements à la question de la nécessité de son intervention en raison du fait que la France, en adoptant les dispositions contestées, n'a fait que se conformer à des obligations qui lui incombaient en sa qualité de membre de l'Union européenne, tenue d'appliquer les directives que celle-ci adopte. Elle conclut que, puisque la Cour de justice de l'Union européenne n'a pas examiné les griefs dirigés contre ces directives au regard de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, elle reste compétente pour procéder à cet examen).
b. Appréciation de la Cour
117. La Cour rappelle à cet égard qu'elle a examiné à plusieurs occasions des griefs développés par des avocats sur le terrain de l'article 8 de la Convention dans le contexte de l'exercice de leur profession. Elle s'est ainsi prononcée sur la compatibilité avec cette disposition de perquisitions et saisies effectuées au cabinet ou au domicile d'un avocat (Niemietz précité ; Roemen et Schmit c./ Luxembourg, n° 51772/99, CEDH 2003-IV ; Sallinen et autres c./ Finlande, n° 50882/99, 27 septembre 2005 ; André et autre, précité ; Xavier Da Silveira précité), de l'interception de la correspondance entre un avocat et son client (Schönenberger et Durmaz c./ Suisse, 20 juin 1988, série A n° 137), de l'écoute téléphonique d'un avocat (Kopp précité) et de la fouille et de la saisie de données électroniques dans un cabinet d'avocats (Sallinen et autres et Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH précités).
Elle a souligné dans ce contexte qu'en vertu de l'article 8, la correspondance entre un avocat et son client, quelle qu'en soit la finalité (la correspondance strictement professionnelle étant incluse : Niemietz précité, paragraphe 32), jouit d'un statut privilégié quant à sa confidentialité (Campbell c./ Royaume-Uni, 25 mars 1992, paragraphes 46-48, série A n° 233 ; voy. aussi, notamment, Ekinci et Akalin c./ Turquie, n° 77097/01, 30 janvier 2007, paragraphe 47 ; cela vaut, comme indiqué précédemment, pour toutes les formes d'échanges entre les avocats et leurs clients). Elle a en outre indiqué qu'elle « accorde un poids singulier au risque d'atteinte au secret professionnel des avocats car il peut avoir des répercussions sur la bonne administration de la justice » (Wieser et Bicos précité, paragraphes 65-66 ; voy. aussi, précités, Niemietz, paragraphe 37, et André, paragraphe 41) et est la base de la relation de confiance entre l'avocat et son client (André, précité, paragraphe 41, et Xavier da Silveira, précité, paragraphe 36).
118. Il en résulte que si l'article 8 protège la confidentialité de toute « correspondance » entre individus, il accorde une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients. Cela se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or, un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s'il n'est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels. C'est la relation de confiance entre eux, indispensable à l'accomplissement de cette mission, qui est en jeu. En dépend en outre, indirectement mais nécessairement, le respect du droit du justiciable à un procès équitable, notamment en ce qu'il comprend le droit de tout « accusé » de ne pas contribuer à sa propre incrimination.
119. Cette protection renforcée que l'article 8 confère à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et les raisons qui la fondent, conduisent la Cour à constater que, pris sous cet angle, le secret professionnel des avocats - qui toutefois se décline avant tout en obligations à leur charge - est spécifiquement protégé par cette disposition.
120. La question qui se pose à la Cour est donc celle de savoir si, telle que mise en oeuvre en France et à l'aune du but légitime poursuivi, l'obligation de déclaration de soupçon porte une atteinte disproportionnée au secret professionnel des avocats ainsi compris.
Elle rappelle à cet égard que la notion de nécessité, au sens de l'article 8 de la Convention, implique l'existence d'un besoin social impérieux et, en particulier, la proportionnalité de l'ingérence au but légitime poursuivi (voy. parmi d'autres, Campbell précité, paragraphe 44).
121. La Cour relève que, dans son arrêt du 23 juillet 2010 (paragraphe 17 ci-dessus), le Conseil d'Etat, après avoir retenu que l'article 8 de la Convention protégeait « le droit fondamental au secret professionnel », a jugé que la soumission des avocats à l'obligation de déclaration de soupçon n'y portait pas une atteinte excessive. Il est parvenu à cette conclusion eu égard à l'intérêt général qui s'attache à la lutte contre le blanchiment de capitaux et à la garantie que représente l'exclusion de son champ d'application, des informations reçues ou obtenues par les avocats à l'occasion de leurs activités juridictionnelles, ainsi que de celles reçues ou obtenues dans le cadre d'une consultation juridique (sous les seules réserves, pour ces dernières informations, des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l'avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux).
122. La Cour ne voit rien à redire à ce raisonnement.
123. Certes, comme indiqué précédemment, le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l'avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice. Il s'agit à n'en pas douter de l'un des principes fondamentaux sur lesquels repose l'organisation de la justice dans une société démocratique. Il n'est cependant pas intangible, et la Cour a déjà eu l'occasion de juger qu'il peut notamment devoir s'effacer devant le droit à la liberté d'expression de l'avocat (Mor c./ France, n° 28198/09, 15 décembre 2011). Il convient en outre de mettre son importance en balance avec celle que revêt pour les Etats membres la lutte contre le blanchiment de capitaux issus d'activités illicites, susceptible de servir à financer des activités criminelles notamment dans le domaine du trafic de stupéfiants ou du terrorisme international (Grifhorst c./ France, n° 28336/02, paragraphe 93, 26 février 2009). La Cour observe à cet égard que les directives européennes qui constituent le fondement de l'obligation de déclaration de soupçon que le requérant met en cause s'inscrivent dans un ensemble d'instruments internationaux dont l'objectif commun est la prévention d'activités constitutives d'une grave menace pour la démocratie (voy. notamment, précitées, les recommandations du GAFI et la convention du Conseil de l'Europe du 16 mai 2005 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme ; paragraphes 18-19 ci-dessus).
124. Quant à l'argument du requérant selon lequel une telle obligation n'est pas nécessaire dans la mesure où tout avocat qui se trouverait impliqué dans une opération de blanchiment serait de toute façon passible de poursuites pénales, la Cour n'y est pas insensible. Elle estime cependant que cela ne saurait invalider le choix d'un Etat ou d'un groupe d'Etat d'assortir les dispositions répressives dont ils se sont dotés d'un mécanisme à vocation spécifiquement préventive.
125. La Cour prend en outre note des données statistiques publiées par Tracfin auxquelles se réfère le requérant, qui retient en particulier que, sur les vingt mille deux cent cinquante-deux informations reçues par Tracfin en 2010, dont dix-neuf mille deux cent huit déclarations de soupçon émanant de professionnels, seulement cinq mille cent trente-deux ont fait l'objet d'une analyse approfondie et seulement quatre cent quatre ont été transmises au parquet, dont pas plus d'une centaine concernaient le blanchiment ou le financement du terrorisme. Le requérant en déduit l'inefficacité du système et donc l'absence de nécessité de l'ingérence énoncée. Cela ne convainc toutefois pas la Cour. Elle voit mal quel enseignement pourrait être tiré de ces chiffres en l'espèce alors qu'il ressort du rapport d'activité 2010 de Tracfin qu'aucune de ces dix-neuf mille deux cent huit déclarations de soupçon n'émanait d'un avocat. Elle relève du reste que ce rapport fait à l'inverse une appréciation positive de ces résultats et précise que la GAFI a estimé que le dispositif français de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme est l'un des plus performants au monde. Elle observe en outre que la thèse du requérant revient à occulter l'effet dissuasif que ce dispositif peut avoir.
126. Enfin et surtout, deux éléments sont, aux yeux de la Cour, décisifs dans l'appréciation de la proportionnalité de l'ingérence litigieuse.
127. Il s'agit tout d'abord du fait que, comme indiqué précédemment et relevé par le Conseil d'Etat, les avocats ne sont astreints à l'obligation de déclaration de soupçon que dans deux cas. Premièrement, lorsque, dans le cadre de leur activité professionnelle, ils participent au nom et pour le compte de leur client à des transactions financières ou immobilières ou agissent en qualité de fiduciaire. Deuxièmement, lorsque, toujours dans le cadre de leur activité professionnelle, ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de transactions concernant certaines opérations définies : l'achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce ; la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client ; l'ouverture de comptes bancaires, d'épargne ou de titres ou de contrats d'assurance ; l'organisation des apports nécessaires à la création des sociétés ; la constitution, la gestion ou la direction des sociétés ; la constitution, la gestion ou la direction de fiducies ou de toute autre structure similaire ; la constitution ou la gestion de fonds de dotation. L'obligation de déclaration de soupçon ne concerne donc que des activités éloignées de la mission de défense confiée aux avocats, similaires à celles exercées par les autres professionnels soumis à cette obligation.
En outre, le code monétaire et financier précise expressément que les avocats ne sont pas astreints à cette obligation lorsque l'activité dont il est question « se rattache à une procédure juridictionnelle, que les informations dont ils disposent soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d'engager ou d'éviter une telle procédure, non plus que lorsqu'ils donnent des consultations juridiques, à moins qu'elles n'aient été fournies à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou en sachant que le client les demande aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme » (articles L. 561-3 du code monétaire et financier ; paragraphe 32 ci-dessus).
128. L'obligation de déclaration de soupçon ne touche donc pas à l'essence même de la mission de défense qui, comme indiqué précédemment, constitue le fondement du secret professionnel des avocats.
129. Il s'agit ensuite du fait que la loi met en place un filtre protecteur du secret professionnel : les avocats ne communiquent pas les déclarations directement à Tracfin mais, selon le cas, au président de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ou au bâtonnier de l'ordre auprès duquel ils sont inscrits. Il peut être considéré qu'à ce stade, partagé avec un professionnel non seulement soumis aux mêmes règles déontologiques mais aussi élu par ses pairs pour en assurer le respect, le secret professionnel n'est pas altéré. Le président de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ou le bâtonnier, plus à même que quiconque d'apprécier ce qui est couvert ou non par le secret professionnel, ne transmettent ensuite la déclaration de soupçon à Tracfin qu'après s'être assurés que les conditions fixées par l'article L. 561-3 du code monétaire et financier sont remplies (article L. 561-17 du même code ; paragraphe 38 ci-dessus). Le gouvernement précise à cet égard qu'ils ne procèdent pas à cette transmission s'ils considèrent qu'il n'existe pas de soupçon de blanchiment de capitaux ou s'il apparaît que l'avocat concerné a cru à tort devoir transmettre des informations reçues à l'occasion d'activités exclues du champ de l'obligation de déclaration de soupçon.
130. La Cour a du reste déjà eu l'occasion de mettre en exergue la garantie que constitue l'intervention du bâtonnier lorsque la préservation du secret professionnel des avocats est en jeu. Ainsi a-t-elle spécifié dans l'arrêt André et autres que la Convention ne fait pas obstacle à ce que le droit interne prévoie la possibilité de perquisitionner dans le cabinet d'un avocat dans la mesure où il met en oeuvre des garanties particulières ; plus largement, elle a souligné que, sous réserve d'un strict encadrement, il n'interdit pas d'imposer aux avocats un certain nombre d'obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients, notamment en cas d'indices plausibles de participation de l'avocat à une infraction et dans le cadre de la lutte contre le blanchiment. Elle a ensuite à ce titre pris en compte le fait que la visite domiciliaire s'était déroulée en présence du bâtonnier, voyant là une « garantie spéciale de procédure » (paragraphes 42-43). Elle a similairement relevé dans l'arrêt Roemen et Schmit précité (paragraphe 69) que la perquisition dans un cabinet d'avocat dont il était question s'était accompagnée de « garanties spéciales de procédure », dont la présence du bâtonnier. Enfin, dans l'affaire Xavier da Silveira précitée (voy. en particulier les paragraphes 37 et 43), elle a conclu à la violation de l'article 8 au motif notamment qu'un avocat dont le domicile avait fait l'objet d'une perquisition n'avait pas bénéficié de cette garantie.
131. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, telle que mise en oeuvre en France et eu égard au but légitime poursuivi et à la particulière importance de celui-ci dans une société démocratique, l'obligation de déclaration de soupçon ne porte pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel des avocats.
132. Partant, il n'y a pas violation de l'article 8 de la Convention. (...)

Par ces motifs,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.
Siég. :  MM. D. Spielmann (prés.), M. Villiger, B. M. Zupancic, Mmes A. Power-Forde, A.
Nubberger
, H. Keller et M. A. Potocki.
Greffier : Mme C. Westerdiek.
Plaid. : Mmes A.F. Tissier, K. Manach, MM. P. Roublot, L. Jariel, Mme F. Lifchitz, MM. R. Uguen-Laithier, X. Domino, Mmes S. Leroquais, A. Cuisiniez, MesB. Favreau, M. Chauvet.
N.B. : cet arrêt a été prononcé après que monsieur Delepière nous ait adressé son commentaire. Monsieur le bâtonnier Dal, en revanche, a pu légèrement adapter son texte après en avoir pris connaissance. Nous nous réservons la possibilité de publier une version plus complète de cet arrêt, qui contient également des développements fort intéressants sur les rapports entre l'ordre juridique de l'Union européenne et celui du Conseil de l'Europe, dans une prochaine livraison.

 



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Sommaire

  • Si le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l'avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice et constitue, dès lors, l'un des principes fondamentaux sur lesquels repose l'organisation de la justice dans une société démocratique, il n'est cependant pas intangible et peut céder devant une valeur supérieure. - L'obligation de déclaration de soupçon à laquelle les dispositions légales prises en vue d'assurer la lutte contre le blanchiment de capitaux, qui constitue une grave menace pour la démocratie, astreignent les avocats, ne portent pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel dès lors que, d'une part, elle ne concerne que des activités éloignées de la mission de défense confiée aux avocats, similaires à celles exercées par les autres professionnels soumis à cette obligation, et, d'autre part, les avocats ne communiquent pas les déclarations de soupçon directement aux autorités chargées d'organiser cette lutte, mais par le canal du président ou du bâtonnier de leur Ordre, plus à même que quiconque d'apprécier ce qui est couvert ou non par le secret professionnel, qui s'assure que les conditions fixées par la loi sont réunies.

Mots-clés

  • Avocat - Statut - Secret professionnel - Droits de l'homme - Respect de la vie privée - Blanchiment de capitaux - Obligation de déclaration de soupçon - Champ d'application limité à des activités éloignées de la mission de défense - Transmission des informations par l'intermédiaire du bâtonnier - Pas de violation

Date(s)

  • Date de publication : 11/01/2013
  • Date de prononcé : 06/12/2012

Référence

Cour européenne des droits de l'homme, 06/12/2012, J.L.M.B., 2013/1, p. 16-25.

Branches du droit

  • Droit judiciaire > Barreau > Droits et devoirs des avocats > Secret professionnel
  • Droit économique, commercial et financier > Droit financier > Blanchiment de capitaux

Éditeur

Larcier

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