Jurisprudence - Généralités
I. |
Agence de voyages - Crise sanitaire du coronavirus - Annulation d'un voyage - Arrêté ministériel du 19 mars 2020 - Absence de base légale - Droit européen. |
II. |
Agence de voyages - Crise sanitaire du coronavirus - Annulation d'un voyage - Offre d'un bon à valoir - Force majeure (non) - Abus de droit (non) - Droit au remboursement intégral. . |
1. L'article XVIII.1 du Code de droit économique, qui permet au ministre de l'Économie, en cas de circonstances ou évènements exceptionnels susceptibles de mettre en péril tout ou partie du bon fonctionnement de l'économie, de réglementer l'offre et la prestation de services, n'a pas pour objet de lui permettre de réglementer les effets de l'inexécution de services convenus pendant pareilles périodes. Il n'habilite donc pas le ministre à organiser un régime de bons à valoir après que des services n'aient plus pu être offerts à la suite des mesures prises par l'autorité contre le Covid-19.
En ce qu'il autorise les organisateurs de voyages à imposer au voyageur dont le voyage a été annulé en raison de la crise sanitaire du coronavirus Covid-19 un bon à valoir au lieu du remboursement intégral du voyage à forfait qui a dû être annulé, l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 est contraire aux articles 31 et 32 de la loi du 21 novembre 2017 qui transpose la directive européenne (UE) 2015/2302. Il doit donc être écarté en application de l'article 159 de la Constitution.
2. En vertu du droit européen, il n'est pas justifié que le voyageur dont le voyage a été annulé en raison des restrictions imposées pendant la crise sanitaire du coronavirus Covid-19 puisse être contraint à accepter un bon à valoir reportant de dix-huit mois le remboursement des avances qu'il a payées.
Ni la théorie de la force majeure, ni celle de l'imprévision, ne peuvent justifier pareille pratique puisque la loi de 2017 organise précisément le sort de ces paiements. Encore faudrait-il de toute façon que l'agence de voyages démontre concrètement son impossibilité de procéder au remboursement.
Il ne peut être considéré que deux voyageurs, âgés respectivement de 69 et 73 ans, abuseraient de leurs droits en exigeant pareil remboursement alors que d'autres voyageurs ont accepté un bon à valoir. Leur souhait de ne pas voyager pendant cette période, par mesure de prudence, justifie pleinement leur choix.
(Antonin et Madeleine / S.A. D. )
(...)
Le 26 novembre 2019, les consorts
Antonin-
Madeleine ont conclu avec la société D. un contrat par lequel cette dernière leur vendait un voyage à New-York pour quatre personnes
[1] pour le prix total de 6.894 euros (comportant les vols, le logement, les visites et une assurance). Le voyage devait débuter le 30 juillet 2020 et se terminer le 4 août 2020.
Un acompte de 3.447 euros, soit 50 pour cent du coût du voyage, a été payé le 26 novembre 2019 à la société D.
En raison de la crise sanitaire liée au virus Covid-19, au mois de mars 2020, tous les vols ont été annulés.
Par un e-mail du 19 juin 2020, la société D. a écrit aux consorts Antonin-Madeleine qu'ils faisaient suite à l'annulation de leur voyage en raison de la crise sanitaire mondiale due à la pandémie de Covid-19 et qu'ils leur transmettaient en annexe « le bon à valoir tel que prévu dans l'arrêté ministériel du 3 avril 2020 et paru au Moniteur belge le 6 avril 2020 ». Il était précisé que ce bon était valable pour une durée de minimum douze mois.
Le bon à valoir qui était joint à cet e-mail a été émis le 15 juin 2020 et était d'une valeur de 2.982 euros. Il y est écrit que ce bon est valable plus spécifiquement jusqu'au 31 août 2020 et, dans les « conditions d'utilisation du bon à valoir », il est indiqué que le voyageur n'a pas le droit de refuser ce bon. Il n'est pas écrit que le bon à valoir non utilisé endéans le délai d'un an après son émission sera remboursé à la demande du voyageur ni que l'organisateur disposera d'un délai de six mois pour le remboursement (article 1er, paragraphe 3, de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020).
Les consorts Antonin-Madeleine ont répondu par un e-mail du 19 juin 2020 également qu'ils n'acceptaient pas le bon à valoir et qu'ils sollicitaient le remboursement de leur avance.
Le 2 juillet 2020, l'assureur protection juridique des consorts Antonin-Madeleine a écrit à la société D. pour solliciter à nouveau le remboursement de l'acompte de 3.447 euros au motif que la législation européenne permettait de choisir entre le remboursement de la réservation et un voyage alternatif.
La société D. a répondu le 3 juillet 2020 que les dispositions en droit belge étaient d'application et que l'application du droit européen reviendrait à mettre tout le secteur du tourisme en faillite.
Par un courrier du 28 juillet 2020, le conseil des consorts Antonin-Madeleine a mis la société D. en demeure de rembourser le montant de 3.447 euros, à majorer d'intérêts au taux légal à dater de l'annulation du voyage, dès la réception du courrier.
Un rappel a été envoyé le 21 août 2020 mais il n'apparaît pas qu'il y ait été donné suite.
Par une citation signifiée le 30 septembre 2020, les consorts Antonin-Madeleine ont dès lors assigné la société D. devant ce tribunal.
III. |
Objet des demandes et position des parties |
1. Les consorts Antonin-Madeleine soutiennent qu'en application de la loi du 21 novembre 2017 relative à la vente de voyage à forfait, de prestations de voyage liées et de service de voyage, leur voyage à forfait qui a été annulé le 19 juin 2020 doit leur être intégralement remboursé par la société D.
Ils demandent aussi la condamnation de la S.A. D. à leur payer :
-
une somme de 3.447 euros, à majorer des intérêts au taux conventionnel de 12 pour cent l'an, à dater du 3 juillet 2020, jusqu'au complet paiement ;
-
une somme de 344,70 euros correspondant au dédommagement forfaitaire de 10 pour cent tel que prévu dans les conditions générales, à majorer des intérêts au taux légal à dater du jugement jusqu'au complet paiement.
Ils demandent aussi la condamnation de la société D. à leur payer les dépens qu'ils liquident à 215,35 euros de frais de citation et 780 euros d'indemnité de procédure, et à payer ultérieurement au S.P.F. Finances les droits de mise au rôle.
Ils demandent enfin que les condamnations pécuniaires soient dites portables et que le jugement soit dit exécutoire par provision, nonobstant tout recours et sans caution ni cantonnement.
2. La S.A D. considère que la demande des consorts Antonin-Madeleine doit être déclarée non fondée car il y a lieu de faire application de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 relatif au remboursement des voyages à forfait annulés, lequel laisse la possibilité à l'organisateur de voyages de délivrer au voyageur un bon à valoir correspondant à la valeur du montant payé, valable pendant une certaine durée.
Elle demande que le tribunal déclare le bon à valoir, en raison des circonstances de la crise liée au Covid-19, a valablement été délivré au titre de remboursement du contrat de voyage à forfait résilié.
Elle demande enfin la condamnation des consorts Antonin-Madeleine à lui payer les dépens qu'elle liquide à une indemnité de procédure de 780 euros.
4.1. |
Dispositions principales invoquées |
1. La loi du 21 novembre 2017 relative à la vente de voyages à forfait, de prestations de voyage liées et de services de voyage, qui transpose la directive 2015/2302/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 relative aux voyages à forfait et aux prestations de voyages liées, modifiant le règlement (CE) n° 2006/2004 et la directive 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 90/314/CEE du Conseil, a organisé le cas de la résiliation du contrat de voyage à forfait par l'organisateur de voyages, entendu comme étant un professionnel qui élabore des voyages à forfait et les vend ou les offre à la vente.
Il est ainsi prévu ce qui suit aux articles 31 et 32 de ladite loi :
« Paragraphe 1er. L'organisateur peut résilier le contrat de voyage à forfait :
1° (...) ou
2° s'il est empêché d'exécuter le contrat en raison de circonstances exceptionnelles et inévitables et notifie la résiliation du contrat au voyageur sans retard excessif avant le début du voyage à forfait.
Paragraphe 2. Lorsque l'organisateur résilie le contrat de voyage à forfait conformément au paragraphe 1er, il rembourse intégralement le voyageur des paiements effectués pour le voyage à forfait, sans être tenu à un dédommagement supplémentaire ».
« (...) L'organisateur procède à tous les remboursements requis en vertu des articles 30 et 31.
Les remboursements au profit du voyageur sont effectués sans retard excessif et en tout état de cause dans les quatorze jours au plus tard après la résiliation du contrat de voyage à forfait ».
2. En raison de la crise sanitaire liée au virus Covid-19, un arrêté ministériel du 19 mars 2020 relatif au remboursement des voyages à forfait annulés a été promulgué. L'entrée en vigueur de cet arrêté a été fixée au 20 mars 2020.
En vertu de l'article 1er, paragraphe 1er, de cet arrêté ministériel :
« Paragraphe 1er. Lorsqu'un contrat de voyage à forfait tel que visé à l'article 2, 3°, de la loi du 21 novembre 2017 relative à la vente de voyages à forfait, de prestations de voyage liées et de services de voyage est résilié, soit par l'organisateur de voyages, soit par le voyageur, l'organisateur de voyages est en droit de lui délivrer, au lieu d'un remboursement, un bon à valoir correspondant à la valeur du montant payé.
Ce bon à valoir répond aux conditions suivantes :
1° le bon à valoir représente la valeur totale du montant déjà payé par le voyageur ;
2° aucun coût ne sera mis en compte au voyageur pour la délivrance du bon à valoir ;
3° le bon à valoir a une validité d'au moins un an ;
4° le bon à valoir indique explicitement qu'il a été délivré à la suite de la crise du coronavirus
5° le bon à valoir est un titre vis-à-vis de l'organisateur de voyage qui l'a émis ;
6° le voyageur utilise le bon à valoir à son choix.
Paragraphe 2. Le voyageur ne peut pas refuser le bon à valoir qui répond aux conditions visées au paragraphe 1er.
Paragraphe 3. Le bon à valoir qui n'est pas utilisé par le voyageur endéans le délai d'un an après son émission, est remboursé à sa demande. L'organisateur de voyage dispose d'un délai de six mois pour le remboursement ».
Il est indiqué au préambule de cet arrêté ministériel qu'il a été pris sur la base de l'article XVIII.1 du Code de droit économique.
3. Selon cet article XVIII.1 du Code de droit économique, qui vise la réglementation en temps de crise :
« Paragraphe 1er. Lorsque des circonstances ou des événements exceptionnels mettent ou sont susceptibles de mettre en péril tout ou partie du bon fonctionnement de l'économie, le ministre peut interdire, réglementer ou contrôler l'offre et la prestation de services, l'importation, la production, la fabrication, la préparation, la détention, la transformation, l'emploi, la répartition, l'achat ; la vente, l'exposition, la présentation, l'offre en vente, la livraison et le transport des produits qu'il désigne.
Il peut réserver l'exercice de ces activités à des personnes ou entreprises qu'il désigne ou fermer les établissements dont l'activité leur apparaît superflue ou nuisible.
Il peut réduire ou suspendre l'approvisionnement de toutes personnes ou entreprises se livrant à une activité réglementée ou contrôlée en vertu de l'alinéa 1er lorsqu'elles refusent d'exécuter les instructions qui leur sont adressées ou que, par leur opposition, leur négligence ou pour tout autre motif, elles mettent en péril tout ou partie du bon fonctionnement de l'économie.
Les mesures, visées dans les alinéas précédents se limitent à ce qui est strictement nécessaire pour résoudre ou éviter les difficultés économiques qui sont ou peuvent être provoquées par les circonstances ou événements exceptionnels. Elles sont limitées dans le temps et ne peuvent durer plus longtemps que ce que les circonstances ou événements précités exigent.
Paragraphe 2. L'arrêté ministériel pris sur [la] base du paragraphe précédent, est confirmé le plus vite possible par un arrêté royal, délibéré en Conseil des ministres.
Si cet arrêté n'est pas confirmé par le Roi, il est censé ne jamais avoir produit ses effets ».
4. L'arrêté ministériel du 19 mars 2020 précité a été confirmé par un arrêté royal du 18 juin 2020 confirmant des arrêtés ministériels basés sur le livre XVIII du Code de droit économique. L'entrée en vigueur de cet arrêté royal a été fixée au 22 juin 2020.
5. Le 13 mai 2020, la Commission européenne a adopté une recommandation concernant les bons à valoir que les transporteurs ou les organisateurs peuvent proposer aux passagers ou aux voyageurs comme alternative au remboursement en espèces, sous réserve que le passager ou le voyageur l'accepte volontairement, dans certains cas, dont celui de l'annulation par le transporteur ou l'organisateur à partir du 1er mars 2020 pour des raisons liées à la pandémie de Covid-19 dans le cadre de plusieurs dispositions, en ce compris l'article 12, paragraphes 3 et 4 de la directive (UE) 2015/2302.
4.2. |
Application au cas d'espèce |
4.2.1. Fondement de la demande de remboursement - examen de l'application de la loi du 21 novembre 2017 et de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020
A. Type de contrat
Il n'est pas contesté que le voyage acheté par les consorts Antonin-Madeleine était un voyage à forfait, que la société D. est un organisateur de voyage et que ce voyage a fait l'objet d'une annulation par l'organisateur le 19 juin 2020 en raison de la crise sanitaire mondiale liée au virus Covid-19.
La loi du 21 novembre 2017 précitée est donc en principe applicable sur la base des critères qui précèdent.
B. Circonstances liées à la crise sanitaire
Suivant cette loi, l'organisateur qui n'a pu exécuter le contrat en raison de « circonstances exceptionnelles et inévitables » et qui résilie le contrat avec le voyageur doit le rembourser intégralement, sans retard excessif et en tout état de cause dans les quatorze jours au plus tard après la résiliation, des paiements effectués, sans être tenu à un dédommagement supplémentaire.
La directive européenne (UE) 2015/2302 du Parlement européen et du Conseil - transposée dans la loi belge du 21 novembre 2017 - a défini les « circonstances exceptionnelles et inévitables » comme étant « une situation échappant au contrôle de la partie qui invoque cette situation et dont les conséquences n'auraient pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises ».
Cette définition, de même que les exemples fournis dans les considérants de la directive
[2], permettent à suffisance de constater que la crise sanitaire liée au virus Covid-19 constitue une des circonstances exceptionnelles et inévitables visée par la loi du 21 novembre 2017 et la directive européenne (UE) 2015/2302.
C. Position des parties
La société D. a refusé de rembourser les consorts Antonin-Madeleine en considérant qu'elle pouvait leur imposer l'octroi d'un bon à valoir d'une durée limitée et d'un montant limité de 2.982 euros (soit l'acompte payé, déduction faite du montant de l'assurance) en se fondant sur l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 précité qui précise que le voyageur ne peut pas refuser un tel bon à valoir qui répond aux conditions visées par l'arrêté.
Les consorts Antonin-Madeleine invoquent quant à eux l'inapplicabilité de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020.
D. Légalité de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020
1. Selon l'article 159 de la Constitution,
« les cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seront conformes aux lois ».
Le Constituant a ainsi imposé aux juridictions de procéder à un contrôle complet de légalité de tout acte administratif sur lequel est fondée « une demande, une défense ou une exception »
[3] [4].
S'il n'appartient pas au tribunal de se prononcer sur l'opportunité de l'acte administratif posé, l'examen de légalité auquel il doit être procédé porte tant sur la légalité externe (compétence de l'auteur et procédure suivie) qu'interne de l'acte
[5].
Il convient donc que le tribunal contrôle la légalité de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020.
2. Il importe peu à cet égard que l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 n'ait fait l'objet d'aucun recours devant le Conseil d'État dès lors qu'en vertu de l'article 159 de la Constitution, il appartient au tribunal de ne pas appliquer l'arrêté litigieux si celui-ci n'est pas conforme aux lois, comme cela vient d'être indiqué.
3. Il a déjà été dit que, selon le préambule de l'arrêté ministériel examiné, l'arrêté a été pris sur la base de l'article XVIII.1 du Code de droit économique.
Au vu du contenu de cet article du Code de droit économique, il n'apparaît cependant pas qu'il puisse avoir valablement constitué le fondement légal de l'arrêté ministériel examiné.
En effet, et comme l'a d'ailleurs relevé à juste titre le Conseil d'État dans son avis n° 67.372/1 du 3 juin 2020 au sujet du projet d'arrêté royal qui a été pris le 18 juin 2020, l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 ne porte ni sur l'interdiction, la réglementation, le contrôle ou le transport de produits ni sur l'offre ou la prestation de services ou leur interdiction mais il porte sur la réglementation des effets de l'inexécution de services convenus « et notamment sur le régime des bons à valoir après que ces services n'aient plus pu être offerts à la suite des mesures prises par l'autorité contre le Covid-19 ».
De plus, il ne peut pas être considéré que la réglementation de l'offre des bons à valoir était un des objectifs poursuivis par l'article XVIII.1 du Code de droit économique qui ne peut faire l'objet d'une interprétation extensive. Comme l'indiquent les consorts
Antonin-Madeleine, les travaux préparatoires relatifs à la disposition précitée du Code de droit économique
[6] indiquent que « le pouvoir réglementaire du ministre vise plutôt à permettre à celui-ci de prendre les mesures nécessaires qui s'imposeraient pour préserver le bon fonctionnement de l'économie lorsque des secteurs de services comme les télécommunications, les services de la société de l'information ou encore la distribution de l'énergie seraient menacés ».
L'article XVIII.1, paragraphe 1er, du Code de droit économique ne constitue donc pas un fondement juridique valable pour l'adoption de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020.
L'article XVIII.1, paragraphe 2, du Code de droit économique prévoit que les arrêtés ministériels pris sur la base du paragraphe 1er du même article doivent être confirmés « le plus vite possible » par un arrêté royal délibéré en Conseil des ministres.
Cependant, si un arrêté royal du 18 juin 2020 a certes confirmé l'arrêté ministériel du 19 mars 2020, cela ne permet pas de valider l'arrêté ministériel en question puisque cet arrêté excède l'habilitation accordée au ministre compétent par l'article XVIII.1, paragraphe 1er, précité, comme l'a également relevé le Conseil d'État dans son avis n° 67.372/1.
L'incompétence de l'auteur de l'acte qu'est l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 doit donc aussi être relevée.
4.
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Le tribunal doit aussi constater que le principe repris dans l'arrêté du 19 mars 2020 qui prévoit que l'organisateur peut imposer au voyageur un bon à valoir au lieu du remboursement du voyage à forfait qui a dû être annulé en raison de la crise sanitaire est contraire à ce qui est prévu aux articles 31 et 32 de la loi du 21 novembre 2017 qui transpose la directive européenne (UE) 2015/2302.
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Ces articles de la loi du 21 novembre 2017 prévoient - et ce, conformément à la directive européenne - que, dans des circonstances exceptionnelles et inévitables (et le tribunal a dit que la crise liée au Covid-19 entrait nécessairement dans cette définition), l'organisateur devait rembourser intégralement et sans retard excessif les paiements effectués pour le voyage à forfait.
-
Non seulement l'arrêté ministériel est donc contraire à la loi du 21 novembre 2017 mais il n'est de plus pas conforme au prescrit de la directive européenne (UE) 2015/2302 et devrait, le cas échéant, être considéré comme une transposition erronée et contraire de la directive européenne.
-
En vertu du droit européen, il n'est pas justifié que le voyageur puisse être contraint à accepter un bon à valoir reportant le paiement de dix-huit mois alors puisqu'il doit pouvoir obtenir le remboursement de ce qu'il a payé sans retard.
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Comme l'a aussi relevé le Conseil d'État dans son avis n°67.372/1, « si le voyageur peut certes être encouragé à accepter un bon à valoir, il ne peut cependant y être contraint conformément à la réglementation européenne existante ».
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Le tribunal ne peut suivre la société D. qui soutient que la directive européenne ne régule pas le principe du remboursement et que le concept de remboursement vise tant le versement en espèces du montant payé que l'octroi d'un bon de valeur :
-
En effet, tant la directive que la loi de 2017 indiquent clairement que, dans les conditions telles que celles du présent litige, c'est bien le remboursement des « paiements effectués par le voyageur » qui doivent être faits par l'organisateur et ce, « sans retard excessif et en tout état de cause dans les quatorze jours au plus tard après la résiliation du contrat de voyage à forfait ».
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Il est d'ailleurs question de l'octroi d'un bon à valoir en lieu et place d'un remboursement (en espèces).
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Sur ces bases, l'octroi d'un bon à valoir qui reporterait le paiement de dix-huit mois ne peut être considéré comme un remboursement, lequel ne peut certainement correspondre qu'au paiement en espèces de la somme versée par le voyageur.
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La recommandation de la Commission européenne du 13 mai 2020
[7] - qui certes ne dispose pas d'une force juridique contraignante mais peut donner un éclairage juridique utile quant aux règles européennes - confirme, en son considérant n° 9, que la directive (UE) 2015/2302 dispose que, dans le contexte du voyage à forfait annulé en raison de « circonstances exceptionnelles et inévitables », l'organisateur peut proposer au voyageur un bon à valoir mais que « cette possibilité ne prive pas les voyageurs de leur droit au remboursement en espèces ».
-
Or, en vertu du principe de la primauté du droit européen sur les droits nationaux des États membres, le juge national ne peut pas appliquer une règle nationale contraire à une disposition européenne. Dans un tel cas, c'est la disposition européenne qui doit être appliquée.
5. En conclusion, dès lors que ni l'arrêté ministériel du 19 mars 2020, ni l'arrêté royal du 18 juin 2020 le confirmant, n'ont de fondement juridique et que l'auteur de l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 était incompétent pour prendre un tel acte, et au vu de la primauté du droit européen, l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 doit être écarté du litige en application de l'article 159 de la Constitution.
6. Force majeure ou théorie de l'imprévision
Ces deux arguments ne sont pas de nature à remettre en cause la conclusion précédente selon laquelle l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 doit être écarté en vertu de l'article 159 de la Constitution.
-
Contrairement à ce que soutient la société D., il ne peut pas être considéré que l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 serait une application du principe plus général du cas de force majeure tel que tiré du Code civil et donc parfaitement valable, car non prévu par les règles européennes.
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En effet, la loi de 2017 qui transpose la directive (UE) 2015/2302 organise précisément le sort du paiement fait par le voyageur en cas de résiliation par l'organisateur en raison de circonstances exceptionnelles et inévitables, comme dans le cas d'espèce. En outre, si la société D. estime qu'elle n'est pas en mesure de rembourser les consorts Antonin-Madeleine au vu du cas de force majeure survenu, et que cela sortirait du cadre de la législation belge et européenne (ce qui n'est pas le cas), encore faudrait-il qu'elle démontre concrètement son impossibilité de rembourser en espèces ses voyageurs et l'effet libératoire lié au cas de force majeure invoqué. Tel n'est de toute façon pas le cas.
-
Subsidiairement à la force majeure, la société D. invoque la théorie de l'imprévision et considère que les circonstances liées à la crise sanitaire ont rendu la situation si difficile et onéreuse pour elle que l'équilibre contractuel entre les parties a été perturbé. L'imprévision autoriserait la révision du contrat dans un tel cas.
-
Le tribunal doit rejoindre à ce sujet les consorts
Antonin-Madeleine dès lors qu'au stade actuel, la théorie de l'imprévision n'est pas admise en droit belge
[8].
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En tout état de cause, les dispositions européennes transposées dans la loi belge de 2017 ont précisément organisé le régime à suivre dans le cas de la survenance de circonstances exceptionnelles et inévitables. Il n'y a pas de motif de s'écarter de ce qui a été légalement prévu à cet égard.
4.2.2. Abus de droit
À titre subsidiaire, la société D. considère qu'en refusant d'accepter le bon à valoir, les consorts Antonin-Madeleine abusent de leur droit et ne se comportent pas en des personnes normalement prudentes et diligentes. La société soutient que l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 les protège à suffisance.
Il ne peut être considéré que les consorts Antonin-Madeleine ont abusé de leur droit.
Non seulement, le tribunal a déjà dit que l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 devait être écarté du litige. Il ne peut donc pas constituer de base à la thèse de l'organisateur de voyage.
De plus, la réglementation européenne et la loi de 2017 prévoient clairement que le voyageur ne peut pas être contraint d'accepter un bon à valoir, dans des circonstances exceptionnelles et inévitables rendant le voyage impossible, ce qu'a confirmé la Commission européenne dans sa recommandation du 13 mai 2020 qui a rappelé que l'alternative au remboursement en espèces devait avoir été acceptée volontairement par le voyageur, la protection européenne des consommateurs devant être préservée.
Il appartient dès lors à la société D. d'expliquer en quoi le refus des consorts Antonin-Madeleine d'accepter le bon à valoir constituerait concrètement un abus de droit au regard de la situation réelle de la société par rapport à celle des consorts Antonin-Madeleine.
Ces derniers sont en effet âgés de 73 et 69 ans et considérés de ce fait comme des personnes à risque par rapport au virus à l'origine de la crise sanitaire mondiale. Leur souhait de ne pas voyager dans le délai en question par mesure de prudence notamment et d'obtenir un remboursement immédiat - comme la loi le leur permet - de ce qu'ils ont payé pour le voyage à forfait n'apparaît donc pas disproportionné par rapport à une situation financière de la société D. qui est inconnue du tribunal. Certains voyageurs de l'agence ont en effet peut-être accepté en toute connaissance de cause l'octroi d'un bon à valoir.
Il n'y a donc aucun abus de droit en l'espèce dans le chef des consorts Antonin-Madeleine.
4.3. |
Quant au montant principal à rembourser |
Les consorts Antonin-Madeleine sollicitent le remboursement de la totalité de la somme payée, soit 3.447 euros, en ce compris le montant de l'assurance qui est devenue sans objet au vu de l'annulation du voyage.
La société D. considère qu'elle ne doit en tout cas pas rembourser la somme de 465 euros consistant dans les assurances annulation et assistance.
Au préalable, la société D. ne peut être suivie lorsqu'elle indique que les consorts Antonin-Madeleine ont reconnu avoir utilisé leur assurance car leur assureur protection juridique a écrit en juillet 2020. Il n'apparaît en effet pas des documents en possession du tribunal qu'une assurance protection juridique a été souscrite dans le cadre du voyage vendu par l'organisateur. Au contraire, à la lecture du contrat de vente, ce sont des assurances annulation et assistance « all in » qui ont été prises pour les quatre personnes qui devaient effectuer le voyage. Il doit donc être considéré que l'assureur protection juridique des consorts Antonin-Madeleine était indépendant du voyage litigieux.
En ce qui concerne l'assurance souscrite par les consorts Antonin-Madeleine à l'occasion de l'achat du voyage auprès de la société D., il n'apparaît pas clairement des documents en possession du tribunal si l'assurance a été proposée comme accessoire au voyage à forfait, de manière distincte de celui-ci, comme cela devrait être le cas en vertu de la loi du 21 novembre 2017.
Aucun document spécifique distinct, comprenant des informations claires et précises au sujet de l'assurance, ni de document signé avec l'assurance, n'est déposé.
À supposer que le montant de l'assurance ne fasse pas partie du service du voyage à forfait au sens de la loi du 21 novembre 2017, encore faut-il constater que non seulement l'assurance est devenue sans objet suite à l'annulation du voyage, la cause de l'assurance ayant disparu, mais également que la société D. ne justifie pas avoir versé la somme en question à une assurance, malgré l'argument soulevé par les consorts Antonin-Madeleine.
En conséquence, la société D. ne justifie pas la raison pour laquelle elle conserverait ce montant au détriment des consorts Antonin-Madeleine.
Le montant de 465 euros doit donc faire partie du remboursement et c'est une somme de 3.447 euros qui devra être remboursée par la société D. aux consorts Antonin-Madeleine.
4.4. |
Quant à la clause pénale et aux intérêts |
Les consorts Antonin-Madeleine sollicitent que la société D. leur paie également une somme de 344,70 euros au titre de clause pénale et des intérêts sur le principal au taux de 12 pour cent l'an à dater du 3 juillet 2020.
L'article 3 des conditions particulières de la société D. prévoit qu'en cas de non- paiement par le voyageur à la date d'échéance, des frais seront d'application, soit un intérêt de 12 pour cent sur le montant encore dû, et un dédommagement forfaitaire de 10 pour cent du montant encore dû.
Outre que cet article des conditions particulières est prévu au profit de l'agence de voyages, et non au profit du voyageur
[9], il s'impose de rappeler que l'article 31, paragraphe 2, de la loi du 21 novembre 2017 prévoit que «
lorsque l'organisateur résilie le contrat de voyage à forfait conformément au paragraphe 1er, il rembourse intégralement le voyageur des paiements effectués pour le voyage à forfait, sans être tenu à un dédommagement supplémentaire ». Ce principe est d'ailleurs rappelé aussi dans les conditions générales de la société D. jointes en annexe du contrat, soit à l'article 10.2.
La clause pénale consistant en une compensation forfaitaire pour le dommage subi suite à l'inexécution, elle ne peut ici pas être accordée aux consorts Antonin-Madeleine puisqu'elle est spécifiquement exclue contractuellement et en vertu de la loi du 21 novembre 2017 dans le cadre d'une résiliation du contrat par l'organisateur en raison de circonstances exceptionnelles et inévitables.
Quant aux intérêts au taux de 12 pour cent, l'article 3 des conditions de la société D. n'est pas applicable au cas d'espèce, n'étant pas prévu au profit du voyageur pour un remboursement non effectué par l'organisateur de voyages.
Le droit commun est donc d'application et, en vertu de l'
article 1153 du Code civil, la somme due en principal sera majorée des intérêts au taux légal à dater de la mise en demeure.
En conséquence, la somme de 3.447 euros sera majorée des intérêts de retard au taux légal à dater du premier jour ouvrable qui suit le 28 juillet 2020 et jusqu'au complet paiement.
(...)
Par ces motifs,
(...)
Dit la demande d'Antonin et de Madeleine recevable,
Écarte du litige l'arrêté ministériel du 19 mars 2020 relatif au remboursement des voyages à forfait annulés, en vertu de l'article 159 de la Constitution ;
Dit la demande d'Antonin et de Madeleine en grande partie fondée,
En conséquence,
Condamne la S.A D. à payer à Antonin et Madeleine :
-
la somme de 3.447 euros, à majorer des intérêts au taux légal à dater du premier jour ouvrable qui suit le 28 juillet 2020 jusqu'au complet paiement ;
-
les dépens liquidés à la somme de 995,35 euros ;
(...)
Siég. : Mme I. Collard.
Greffier : Mme I. Ritella. |
Plaid. : MesJ. Neuray, Cl. Vandesande et S. El Kouchi (loco P. Nelissen Grade). |
[1] |
Le voyage étant prévu pour Antonin, Madeleine et deux de leurs petits-enfants. |
[2] |
Considérant 31 : « Il peut s'agir par exemple d'une guerre, d'autres problèmes de sécurité graves, tels que le terrorisme, de risques graves pour la santé humaine, comme l'apparition d'une maladie grave sur le lieu de destination, ou de catastrophes naturelles telles que des inondations, des tremblements de terre ou des conditions météorologiques rendant impossible un déplacement en toute sécurité vers le lieu de destination stipulé dans le contrat de voyage à forfait ». |
[3] |
Cass., 23 octobre 2006, R.C.J.B., 2009/1, p. 14. |
[4] |
M. Pâques, « Le contrôle incident des actes administratifs irréguliers par le juge : l'article 159 de la Constitution », Principes de contentieux administratif, Bruxelles, Larcier, 2017. |
[5] |
Voy. not. Cass., 1er juin 2017, Pas., 2017, p. 1259. |
[6] |
Exposé des motifs d'un projet de loi portant insertion du livre XVIII, « Instruments de gestion de crise » dans le Code de droit économique et portant insertion des dispositions d'application de la loi propres au livre XVIII, dans le livre XV du Code de droit économique, Doc. parl., Chambre, 2013-2014, 3291/001, p. 6. |
[7] |
Recommandation de la commission du 13 mai 2020 concernant des bons à valoir destinés aux passagers et voyageurs à titre d'alternative au remboursement des voyages à forfait et des services de transport annulés dans le contexte de la pandémie de Covid-19. |
[8] |
Voy. E. Wéry, « L'exécution par équivalent ou la responsabilité contractuelle », in Droit des obligations, vol. 1, Larcier, 2021, p. 596. |
[9] |
Ce qui poserait par ailleurs question sur le plan de la réciprocité. |