Jurisprudence - Avocat
Avocat - Responsabilité - Recours fiscal - Respect des délais - Obligation de résultat - Perte de chance - Droit applicable - Droit transitoire - Éléments d'appréciation - Preuve . |
L'avocat est tenu d'une obligation de résultat en ce qui concerne le respect des délais, lorsqu'il lui est demandé de diligenter une procédure, d'exercer un recours dans les forme et délai légaux ou d'accomplir un acte déterminé.
Le dommage consiste dans la perte d'une chance que le tribunal ait pu donner gain de cause si le litige avait pu être plaidé. Le juge doit examiner si le tribunal qui aurait dû connaître de l'affaire aurait donné raison au justiciable. Dans l'affirmative, la valeur économique de cette perte de chance équivaudra au degré de probabilité d'obtenir gain de cause. Les chances de succès de l'action au fond doivent être appréciées à l'aune de la législation en vigueur au moment des faits propres à ce litige au fond.
(Steve / S.A. Ethias )
Vu les arrêts prononcés les 6 avril 2020 et 30 juin 2020 par la troisième chambre C de la cour d'appel de Liège.
(...)
Antécédents et objet de l'appel |
1. Les faits de la cause et l'objet de la demande sont exactement énoncés dans le jugement déféré (pp. 2-4) à l'exposé duquel la cour se réfère.
Il suffit de rappeler brièvement que Steve met en cause la responsabilité de son avocat, Maître M. assurée en responsabilité civile professionnelle auprès d'Ethias, qu'il a consultée afin d'introduire un recours fiscal à l'encontre d'une décision du S.P.F. Finances, bureau de l'enregistrement.
La présente procédure est introduite par une requête conjointe déposée le 11 janvier 2019.
Steve réclame à Ethias une somme de 4.373 euros se détaillant comme suit :
À l'appui de sa réclamation, Steve fait valoir que son avocate a commis une faute en n'introduisant pas un recours fiscal dans le délai légal contre la décision du S.P.F. Finances lui réclamant un complément de droits d'enregistrement, le privant ainsi d'une chance de contester la décision du S.P.F. Finances.
Par jugement prononcé le 20 novembre 2019, le tribunal de première instance de Liège, division de Liège, dit la demande de Steve non fondée, considérant que « ses chances de succès d'obtenir gain de cause étaient peu élevées ».
2. Par sa requête d'appel déposée le 9 janvier 2020, Steve forme un recours contre ce jugement.
L'intimée conclut in limine litis à l'irrecevabilité de l'appel pour défaut d'énonciation des griefs (articles 860, 861 et 1057, 7°, du Code judiciaire).
L'arrêt prononcé le 6 avril 2020, avant de statuer quant à la recevabilité de l'appel, ordonne une mesure de réparation sur la base de l'article 861, alinéa 2, du Code judiciaire et dit que l'appelant Steve est tenu de déposer dans un délai de six semaines à dater du prononcé de l'arrêt un document précisant les griefs qu'il formule à l'encontre du jugement déféré.
Steve dépose le 18 mai 2020 une « réponse ampliative à la réponse sur la recevabilité de l'appel ».
L'arrêt prononcé le 30 juin 2020 dit pour droit que les mesures réparatrices ordonnées par l'arrêt du 6 avril 2020 sont satisfaites et qu'il n'y a pas lieu de prononcer la nullité de la requête d'appel.
Avant de statuer quant à la recevabilité et au fondement de l'appel, la cour entérine le calendrier amiable d'échange de conclusions sur lequel les parties se sont accordées et fixe la cause pour plaider.
Il est réservé à statuer quant au surplus, en ce compris les dépens.
Quant au bien-fondé de l'action originaire |
1. Principes
Aux termes de la requête conjointe introductive d'instance,
Steve met en cause la responsabilité professionnelle de son avocate, Maître M., sur la base de l'
article 1382 du Code civil dans la mesure où elle a commis une faute en n'introduisant pas un recours en matière fiscale, ce qui lui a fait perdre une chance d'obtenir gain de cause dans un procès qui n'a pu avoir lieu.
Il est toutefois admis par la doctrine et la jurisprudence qu'envers son client, l'avocat est tenu d'une responsabilité contractuelle. La distinction entre obligation de moyens et obligation de résultat trouve donc à s'appliquer.
L'avocat, à l'instar des titulaires de professions libérales, est généralement tenu d'une obligation de moyens à l'égard de ses clients lorsqu'il donne une consultation sur le fond de l'affaire, lorsqu'il négocie ou lorsqu'il plaide. Il s'engage à mettre en oeuvre les moyens utiles et nécessaires pour donner un conseil exact, suffisant et complet sans promettre de résultat. Le client qui intente une action en responsabilité contre celui-ci doit apporter la preuve que ce dernier n'a pas agi comme le ferait tout avocat normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances
[1].
Toutefois, l'avocat est tenu d'une obligation de résultat en ce qui concerne le respect des délais, lorsqu'il lui est demandé de diligenter une procédure, d'exercer un recours dans les forme et délai légaux ou d'accomplir un acte déterminé. Lorsque l'avocat reçoit mandat de poser un acte déterminé, il suffit au client de démontrer que le résultat n'est pas atteint pour que la faute de l'avocat soit retenue, ce dernier ne pouvant alors s'exonérer qu'en apportant la preuve d'un cas de force majeure
[2].
2. Application au cas d'espèce
2.1. Faits pertinents pour la solution du litige
1. Par acte authentique du 13 août 2004, Steve et Laurence achètent chacun pour moitié indivise en pleine propriété un immeuble sis (...). Ils bénéficient de droits d'enregistrement réduits à 6 pour cent sur la base des articles 53 et suivants du Code des droits d'enregistrement.
Il résulte des débats d'audience que cet immeuble est resté en travaux pendant une longue période, le père de Laurence réalisant une grande partie de ces travaux.
Par la suite, le couple se sépare et par acte authentique du 21 mars 2006 passé devant le notaire F., Steve cède ses droits dans l'immeuble à Laurence, laquelle s'y domicilie le 16 mai 2006.
Par courrier du 2 octobre 2012, le S.P.F. Finances écrit à Steve en ces termes :
« En date du 13 août 2004, par acte du notaire G. (...), vous avez acquis, au droit réduit de 6 pour cent au lieu de 12,5 pour cent, un immeuble sis à (...).
L'article 60, 2e alinéa (législation en vigueur à l'époque), du Code des droits d'enregistrement stipule :
"Le bénéfice de la réduction visée à l'article 53, 2°, n'est maintenu que si l'acquéreur ou son conjoint est inscrit à l'adresse de l'immeuble acquis dans les registres de la population ou dans le registre des étrangers. Cette inscription doit se faire dans un délai de trois ans prenant cours à la date de l'acte authentique d'acquisition et être maintenue pour une durée ininterrompue de trois ans au moins".
D'après les informations dont nous disposons, vous n'avez pas respecté cet engagement...
En conséquence, il est dû :
Pour droit complémentaire (6,5 %) : 3.250 euros
Pour accroissement : 680 euros
Total : 3.930 euros pour votre moitié en P.P.
(...)
L'article 60, 3e alinéa (législation en vigueur à l'époque), du Code des droits d'enregistrement stipule :
"Toutefois, la réduction reste acquise si le défaut d'exécution de ces conditions est la conséquence d'une force majeure" ».
Steve conteste cette décision et un échange de correspondances intervient avec le S.P.F. Finances. En substance, Steve invoque la rupture du couple qu'il formait avec Laurence, l'impossibilité dans ces circonstances de se domicilier dans l'immeuble repris par cette dernière, ces éléments étant constitutifs selon Steve d'un cas de force majeure dans son chef.
Par lettre du 4 décembre 2012, le S.P.F. Finances écrit à Steve que la fin de sa relation affective avec Laurence ne peut être considérée comme un cas de force majeure. Le fait que les copropriétaires n'ont officiellement pas cohabité ensemble à l'adresse du bien acquis est épinglé par l'administration fiscale.
Par lettre du 16 avril 2013, le S.P.F. Finances précise avoir soumis le courrier du 23 mars 2013 de Steve au Directeur régional à Liège pour avis, celui-ci décide le 28 mars 2013 de poursuivre la procédure. Steve est invité à payer la somme de 3.930 euros dans la quinzaine.
« À défaut de paiement pour l'échéance prévantée, je me verrai obligé de décerner contrainte par voie d'huissier, les frais de poursuite étant à votre charge. C'est là une voie qui n'enchante personne. Pour autant que de besoin, la présente sommation vaut mise en demeure comminatoire ».
Ce même courrier informe Steve de la possibilité d'introduire une contestation contre cette décision, soit en introduisant une procédure de conciliation, soit en formant un recours judiciaire devant la chambre fiscale du tribunal de première instance de Liège.
Le 6 juin 2013 Steve s'engage à rembourser la somme réclamée par versements mensuels de 100 euros à compter de juin 2013. Le S.P.F. Finances lui écrit à cette date :
« (...) Par ailleurs, je vous confirme que si le service de conciliation ou le tribunal vous donnait raison en cette affaire, il y aurait bien matière à remboursement (sans intérêts) des sommes versées vu les réserves émises dans votre courrier susmentionné ».
3. En date du 24 octobre 2013, Steve écrit au service de conciliation fiscale.
4. Steve consulte ensuite Maître M. qui lui écrit le 23 mars 2015 qu'elle a examiné les éléments du dossier et qu'il est possible d'introduire un recours contre la décision qui lui a été notifiée le 16 avril 2013. Elle communique à Steve des cas de jurisprudence confirmant que la rupture effective du couple peut être constitutive d'un cas de force majeure.
En date du 11 janvier 2016, Maître M. transmet à Steve le projet de requête fiscale qu'elle a établi. Par courriel en réponse du 13 janvier 2016, Steve lui répond en ces termes :
« Je viens de recevoir votre projet de requête. Je suis favorable à la poursuite de l'action entamée.
Et ce d'autant plus que l'accord inconditionnel que j'ai signé et qui vous amène quelque gêne pour la suite de la procédure, est nanti d'une note attestant que je commence le remboursement uniquement pour éviter les frais d'huissiers mais que si j'ai gain de cause auprès d'un tribunal, les paiements déjà effectués doivent m'être remboursés.
J'avais demandé cette clause parce que pressé par le temps, Monsieur l'inspecteur principal du bureau d'enregistrement, me menaçait de devoir lancer une procédure d'huissier de justice et donc d'avoir encore des frais supplémentaires si je ne payais pas immédiatement.
Tout cela parce qu'il craignait de passer au-delà du délai de prescription.
(...)
P.S. : Si vous pouviez ne pas m'oublier cette fois, ce serait aimable de votre part ».
5. Steve expose que suite à ce courriel, il est resté sans nouvelles de son conseil. Il est ensuite convié à se présenter au cabinet de Maître M. qui lui explique qu'elle a omis d'introduire la requête fiscale endéans le délai imparti, que l'action est prescrite et qu'elle en est désolée.
Dans une lettre datée du 24 mai 2016, Maître M. écrit à Steve :
« Je fais suite à notre entrevue et comme promis, vous trouverez en annexe l'estimation de l'état de frais et honoraires si la procédure avait été diligentée jusqu'à son terme.
J'y ai déjà déduit les provisions versées.
Les sommes que vous auriez dû récupérer se détaillent comme suit :
- Impôt dû : 3.750 euros
- Indemnité de procédure : 715 euros
- État de frais et honoraires : - 1.580,36 euros
- Solde restant dû : 2.884,64 euros
Je mets dès à présent une note de crédit pour la facture de 363 euros et effectue le remboursement.
Le surplus vous sera remboursé avant la fin du mois de juin ».
Steve affirme ne pas avoir accepté cet arrangement amiable, estimant qu'il n'avait pas à supporter des honoraires alors que les prestations demandées n'avaient pas été accomplies.
Maître M. déclare le sinistre à son assureur Ethias, lequel conteste la responsabilité de son assurée et refuse son intervention, de sorte que la présente procédure est introduite par requête conjointe.
2.2. La faute de l'assurée d'Ethias
Il est reproché à Maître M. de ne pas avoir introduit le recours fiscal dont elle était chargée dans le délai imparti, cette faute ayant fait perdre à son client Steve une chance d'obtenir gain de cause dans un procès qui n'a pu avoir lieu.
L'assurée d'Ethias a rédigé le projet de requête fiscale sur lequel Steve a marqué son accord écrit en date du 13 janvier 2016.
Maître M., qui était chargée de diligenter cette procédure, était tenue à cet égard d'une obligation de résultat. Or, force est de constater que ce résultat n'a pas été obtenu puisque le recours fiscal n'a pas été introduit.
La faute de l'assurée d'Ethias doit donc être retenue, l'intimée n'apportant pas la preuve d'un cas de force majeure permettant d'exonérer son assurée de cette faute.
Le fait de savoir,
a posteriori, si le recours fiscal était ou non soumis au respect d'un délai n'est pas déterminant puisqu'en tout état de cause le recours que Maître M. était chargée d'introduire ne l'a pas été
[3].
2.3. Le dommage et le lien causal
1. Le dommage allégué consiste en l'espèce dans la perte d'une chance que le tribunal ait pu donner gain de cause à Steve si le litige avait pu être plaidé.
Pour que la perte d'une chance puisse donner lieu à réparation, il faut démontrer que la faute a entraîné de façon certaine au moins la perte d'une chance d'obtenir un avantage espéré ou d'éviter le dommage. La perte de chance doit être sérieuse, réelle ou raisonnable. Si les chances perdues sont nulles ou proches de zéro, il convient d'exclure l'indemnisation.
L'existence d'une chance n'implique aucune certitude quant à la réalisation du résultat espéré, de sorte que le préjudicié peut obtenir la réparation de la perte d'une chance, même s'il n'est pas certain que sans la faute, le résultat espéré aurait été obtenu
[4].
La réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance à la victime si elle s'était réalisée
[5].
Le juge doit examiner si le tribunal qui aurait dû connaître de l'affaire aurait donné raison au justiciable. Dans l'affirmative, la valeur économique de cette perte de chance équivaudra au degré de probabilité d'obtenir gain de cause.
Dans la négative, l'action devra être déclarée non fondée
[6].
2. L'intimée soutient qu'aucun moyen n'aurait pu convaincre le tribunal de première instance d'annuler la décision de l'administration fiscale de sorte que, selon Ethias, il n'existe pas de lien causal entre la faute de son assurée et la perte de chance alléguée.
Ethias invoque à cet égard les éléments suivants.
2.1. La force majeure
Selon Ethias, il ne fait aucun doute que le tribunal n'aurait pas admis que la situation de Steve était constitutive de la force majeure visée à l'article 60 du Code des droits d'enregistrement.
La réduction des droits d'enregistrement visée à l'article 53 du Code des droits d'enregistrement est subordonnée à la condition que l'acquéreur ou son conjoint soient domiciliés à l'adresse de l'immeuble acquis dans un délai de trois ans à dater de l'acte authentique d'achat, et ce pour une durée ininterrompue de trois années.
L'article 60, alinéa 3, du Code des droits d'enregistrement dispose que la réduction reste acquise si le défaut d'exécution de ces conditions est la conséquence d'une force majeure.
L'appelant ne conteste pas qu'il n'a pas été domicilié dans l'immeuble acheté avec sa compagne Laurence le 13 août 2004 mais il considère qu'il s'est trouvé dans un cas de force majeure, ce que n'a pas admis le S.P.F. Finances. C'est la raison pour laquelle Steve a décidé d'exercer un recours fiscal à l'encontre de la décision qui lui a été notifiée le 6 avril 2013.
La force majeure suppose un événement postérieur à la naissance de l'obligation et indépendant de la volonté de celui qui l'invoque, qui n'a pu être prévu ni empêché par lui et qui rend impossible l'exécution de son obligation de donner, de faire ou de ne pas faire, indépendamment d'une faute du débiteur.
Steve expose qu'il était en couple avec Laurence depuis 1999, que lorsqu'ils ont acquis l'immeuble litigieux en 2004, la rupture ultérieure de leur couple n'était pas prévisible, que leur relation a commencé à se dégrader environ un an après que le père de Laurence ait entrepris des travaux dans la maison, qu'il avançait l'argent étant seul à travailler dans le couple à l'époque et qu'il n'avait pas grand-chose à dire sur ce qui était réalisé dans sa propre maison.
L'appelant dépose deux attestations.
La première est rédigée par monsieur G. qui précise que Steve et Laurence se sont séparés en très mauvais termes et que de ce fait, il était impossible pour le premier de se domicilier dans l'immeuble qui avait été repris par la seconde.
Monsieur N. atteste que le couple Steve - Laurence s'est séparé en de très mauvais termes, la dégradation de leur relation s'étant produite en grande partie durant les travaux de rénovation de l'immeuble et en raison de divergences de points de vue dès lors que Laurence annonçait vouloir privilégier sa carrière plutôt que fonder une famille. En raison des griefs que Laurence entretenait à l'égard de Steve, il lui était impossible de se domicilier dans la maison étant donné que c'est elle qui l'avait repris.
Dans certaines circonstances, une modification de la vie familiale (divorce, séparation) peut être constitutive de force majeure. En l'espèce, dans sa lettre du 23 mars 2015, Maître M. communique à son client Steve des cas de jurisprudence en ce sens et le projet de requête fiscale qu'elle a rédigé s'en fait l'écho pour justifier le bien-fondé du recours.
Depuis le 23 décembre 2009, l'article 60 a été modifié et permet de prendre en compte des « raisons impérieuses » de nature médicale, familiale, professionnelle ou sociale pour justifier le maintien du taux réduit, notamment en cas de séparation ou de divorce.
L'exposé des motifs de la loi indique que la prise en considération de la seule force majeure posait des problèmes d'interprétation et causait un contentieux non négligeable. Il est fait état de la multiplicité des cas et des situations de fait pouvant entraîner le non-respect des conditions de l'article 60, alinéas 1er et 2, ainsi que de la multiplicité des interprétations administratives possibles qui ont conduit le législateur wallon à clarifier l'admission de la force majeure et à admettre des raisons impérieuses de nature familiale, médicale, professionnelle ou sociale (voy. les premiers commentaires relatifs aux modifications au Code des droits d'enregistrement applicable en Région wallonne).
Les chances de succès du recours fiscal que Steve entendait exercer doivent certes être appréciées à l'aune de la législation en vigueur lorsque le S.P.F. Finances a pris la décision critiquée, mais cela n'implique pas ipso facto qu'une modification de la vie familiale survenant après l'acquisition de l'immeuble n'avait guère de chances d'être prise en compte, l'importance du contentieux relatif à l'article 60, alinéa 3, du Code des droits d'enregistrement et les divergences d'interprétation administratives de cette disposition légale permettant de considérer que Steve avait à tout le moins des chances raisonnables de plaider sa cause sur ce point.
Dans les circonstances concrètes de la cause, la séparation est survenue environ dix-huit mois après l'acquisition de l'immeuble, soit postérieurement à la naissance de l'obligation. Ce délai n'est pas particulièrement court.
Il peut raisonnablement être admis que les acquéreurs Steve et Laurence ne pouvaient prévoir, au moment où ils ont acheté l'immeuble, que leur relation affective prendrait fin en 2006, sans quoi ils ne se seraient pas lancés dans un engagement financier et des travaux immobiliers d'envergure.
L'événement qui a été provoqué ou favorisé par une faute, une imprudence ou une négligence ne peut être constitutif d'une force majeure dans le chef de celui qui l'invoque. Peut-on considérer pour autant, comme l'a fait l'inspecteur principal C. dans sa lettre du 4 décembre 2012 adressée à Steve que :
« On peut supposer que vous avez été négligent ou imprévoyant et que vous avez été la cause de la cessation de la relation »,
alors que les causes d'une rupture sentimentale peuvent être multiples, qu'on ne peut sonder les coeurs et déterminer qui a raison ou tort. La circonstance que Steve a noué une relation avec une tierce personne n'est à tout le moins pas la seule cause de la rupture selon les attestations déposées au dossier de l'appelant.
L'événement allégué doit rendre l'exécution de l'obligation - en l'espèce la domiciliation dans l'immeuble dans les trois ans de son acquisition et ce, pour une durée de trois années - impossible. Ce critère doit être entendu de manière raisonnable, il peut viser une impossibilité physique ou juridique. En l'espèce, les consorts Steve et Laurence ne se sont pas domiciliés immédiatement dans l'immeuble car des travaux devaient y être réalisés durant une longue période. La dégradation des relations entre les parties, les tensions liées à la séparation et la circonstance que Laurence est devenue seule propriétaire du bien en mars 2006 n'ont plus permis à Steve de se domicilier dans cet immeuble.
La circonstance que l'acte d'acquisition de l'immeuble comporte une clause d'accroissement (les acheteurs conviennent que, au décès du prémourant d'eux et sans effet rétroactif, la pleine propriété de la part du prémourant dans l'immeuble accroîtra la part du survivant) valable pour un premier terme de deux ans ne permet pas de démontrer l'instabilité du couple au moment de l'achat comme l'affirme Ethias. En effet, dans un courriel du 24 février 2021, le notaire F. précise qu'il est d'usage de limiter la clause d'accroissement dans le temps, celle-ci étant généralement stipulée reconductible tous les ans ou tous les deux ans. Il n'y a donc aucune conclusion à tirer de cette clause, au moment de l'achat, si ce n'est que les deux acquéreurs voulaient se protéger mutuellement en cas de décès.
Il suit de l'ensemble des éléments et considérations qui précèdent que l'intimée ne peut être suivie lorsqu'elle affirme sans nuances qu'« il ne fait nul doute que le tribunal de première instance n'aurait pas reconnu la force majeure en l'espèce », Steve disposant à tout le moins d'une chance raisonnable que la modification de la vie familiale alléguée (séparation) soit prise en considération sur la base de l'article 60, alinéa 3, du Code des droits d'enregistrement par le tribunal s'il avait été saisi du litige. L'assurée d'Ethias, Maître M., considérait elle-même que ce recours avait des chances de succès ainsi qu'elle l'écrit dans sa lettre du 23 mars 2015.
Dans la proposition qu'elle a faite à son client le 24 mai 2016 (alors qu'elle pensait n'avoir pas introduit le recours dans le délai imparti), Maître M. ajoute à la réclamation formulée dans son projet de requête, l'indemnité de procédure qu'elle aurait perçue à l'issue du recours fiscal. L'assurée d'Ethias estimait donc, encore à ce moment, que son client aurait eu gain de cause si le litige avait été soumis au tribunal.
2.2. La reconnaissance de dette
Ethias fait valoir que la reconnaissance de dette signée par Steve le 6 juin 2013 sans émettre aucune réserve, et au terme de laquelle il s'engageait à payer la somme de 3.930 euros au S.P.F. Finances moyennant des termes et délais de paiement de 100 euros par mois, aurait constitué un obstacle insurmontable dans le cadre d'un recours fiscal.
L'intimée ne peut être suivie sur ce point.
En effet, le S.P.F. Finances menaçait de délivrer contrainte et de confier le dossier aux huissiers si Steve ne réglait pas la somme de 3.930 euros dans la quinzaine (voir la lettre du 16 avril 2013), ce qui a poussé Steve à signer un engagement de remboursement mais sous réserve de son droit de recours, ce que confirme l'inspecteur principal C. dans sa lettre du 6 juin 2013 :
« Par ailleurs, je vous confirme que si le service de conciliation ou le tribunal vous donnait raison en cette affaire, il y aurait bien matière à remboursement (sans intérêts) des sommes versées vu les réserves émises dans votre courrier susmentionné ».
Steve a informé son conseil par courriel du 13 janvier 2016 des réserves ainsi formulées lors de son engagement de remboursement.
On ne peut donc induire de cet élément que les chances de succès de Steve étaient nulles comme l'affirme Ethias.
Il suit des considérations qui précèdent que la faute commise par l'assurée d'Ethias, qui n'a pas introduit un recours fiscal alors qu'elle avait été mandatée à cet effet, a entraîné de façon certaine dans le chef de Steve la perte d'une chance de gagner son procès.
3. Évaluation de la perte de chance
Il convient d'apprécier la valeur économique de la chance perdue en fonction de sa probabilité de réalisation. Elle ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance à la victime si elle s'était réalisée.
L'indemnisation de la perte de chance subie par Steve sera appréciée en appliquant le pourcentage de chance que la faute de l'assurée d'Ethias lui a fait perdre par rapport à la totalité du préjudice que l'appelant a subi.
Dans la mesure où Steve a choisi de diriger son recours contre Ethias et qu'il n'a pas mis Maître M. à la cause, les honoraires de 363 euros (provision versée) et de 80 euros (consultation) ne peuvent être pris en considération dans le calcul de son préjudice car l'article 4.2.h. des conditions générales de l'assurance responsabilité civile professionnelle des avocats dont bénéficie Maître M. exclut de l'assurance les réclamations relatives aux honoraires et frais personnels perçus par l'assuré pour son propre compte.
Le préjudice subi par Steve est égal aux droits qui lui ont été réclamés par le S.P.F. Finances, soit la somme de 3.930 euros.
Dans les circonstances concrètes de la cause et pour les motifs développés au point 2 ci-dessus, il y a lieu de considérer que la faute de l'assurée d'Ethias a fait perdre à la victime 50 pour cent de chance de gagner son procès fiscal, de sorte qu'il y a lieu de condamner Ethias à lui payer la somme de 1.965 euros.
L'article 1017, alinéa 1er, du Code judiciaire dispose que la condamnation aux dépens est prononcée même d'office à l'égard de la partie qui a succombé.
Seules les parties représentées par un avocat peuvent réclamer une indemnité de procédure. La personne qui se défend seule n'a donc pas droit à une telle indemnité
[7].
En l'espèce, il y a lieu de relever que Steve a eu recours à un avocat pendant la procédure en première instance mais qu'il s'est défendu seul et a comparu seul en degré d'appel.
Les dépens d'instance sont liquidés dans les conclusions du demandeur Steve au coût de la requête conjointe (140 euros) et à l'indemnité de procédure de base de première instance (780 euros), soit un total de 920 euros. Les dépens d'appel ne sont pas liquidés par Steve.
Ethias liquide ses dépens à l'indemnité de procédure de base de 780 euros par instance, soit un total de 1.560 euros.
Selon l'article 1022, alinéa 1er, du Code judiciaire, l'indemnité de procédure revient à la partie qui a obtenu gain de cause parmi les dépens devant être supportés par la partie qui a succombé.
En l'espèce, Steve obtient partiellement gain de cause puisque son action est fondée dans son principe et partiellement fondée quant au dommage réclamé, de sorte qu'Ethias qui succombe sera condamnée à supporter 80 pour cent des dépens du demandeur Steve, le surplus de ses dépens lui étant délaissé.
Ethias sera donc condamnée à lui payer 80 pour cent de ses dépens de première instance, procédure durant laquelle il était assisté d'un avocat, liquidés à la somme de 920 euros, soit 736 euros (80 pour cent de 920 euros).
Ethias sera condamnée à 80 pour cent des dépens d'appel de Steve, non liquidés faute de relevé, étant rappelé qu'il n'a pas droit à une indemnité de procédure d'appel puisqu'il se défendait seul.
Les propres dépens d'Ethias lui seront délaissés.
Par ces motifs,
(...)
Reçoit l'appel,
Réformant le jugement entrepris,
Dit l'action originaire formée par Steve contre la S.A. Ethias fondée dans son principe et partiellement fondée quant au dommage réclamé,
Condamne la S.A. Ethias à payer à Steve la somme de 1.965 euros,
Condamne la S.A. Ethias, qui succombe, à 80 pour cent des dépens de Steve liquidés à 920 euros pour la procédure en première instance, soit 736 euros (80 pour cent de 920 euros) et non liquidés en degré d'appel faute de relevé, ainsi qu'à la somme de 20 euros à titre de contribution au fonds budgétaire relatif à l'aide juridique de seconde ligne, et délaisse à Steve le surplus de ses dépens,
(...)
Siég. : Mme M. Burton.
Greffier : Mme M.-Chr. Schumacker. |
Plaid. : MeFr. Ledain. |
[1] |
C. Mélotte, « La responsabilité professionnelle des avocats », in Responsabilités. Traité théorique et pratique, titre II, Dossier 28bis, n° 196, p. 8 et nos 209 et s., pp. 11-16 ; P. Schillings et J. Vermeiren, « La responsabilité civile des avocats : examen de quelques questions particulières », in Les responsabilités professionnelles, Colloques de la Conférence Libre du Jeune Barreau de Liège, Limal, Anthemis, 2017, n° 4, p. 344 et n° 12, p. 349. |
[2] |
Cass., 18 octobre 2001, Pas., 2001, p. 1656 ; C. Mélotte, op. cit., n° 22, p. 14 et n° 228, p. 15 et les réf. citées. |
[3] |
Dans sa lettre du 23 mars 2015 et son projet de requête, Maître M. écrit que le délai pour former le recours contre la décision du S.P.F. Finances n'a pas commencé à courir. Selon Steve, son conseil s'est ensuite ravisée à cet égard puisqu'elle a admis avoir laissé passer le délai pour introduire le recours. La proposition d'indemnisation amiable formulée par Maître M. suite à cet entretien permet de donner du crédit à cette thèse.
Dans ses conclusions d'appel, l'intimée fait grief à l'appelant de soutenir à la fois et de manière antinomique que son conseil n'a pas introduit le recours fiscal dans le délai requis, et de ne pas avoir déposé la requête fiscale alors que le délai légal était toujours en cours. Ce grief tel que formulé ne peut être retenu. En effet, il résulte clairement des écrits de procédure tracés par Steve que c'est le conseil d'Ethias qui a affirmé en plaidoirie devant le premier juge que le délai pour exercer le recours fiscal n'était pas expiré contrairement à ce qu'affirmait Maître M. Steve relève que dans cette hypothèse, il aurait alors introduit une action en responsabilité qui n'avait pas lieu d'être s'il est avéré que son conseil aurait encore pu introduire le recours fiscal. |
[4] |
Cass., 15 mars 2010, R.G.A.R., 2010, n° 14.676. |
[5] |
B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, « La responsabilité civile. Chronique de jurisprudence 1996-2007. Volume 1 : Le fait générateur et le lien causal », Les Dossiers du Journal des tribunaux, n° 74, pp. 368-369. |
[6] |
C. Mélotte, op. cit., pp. 43-44. |
[7] |
Cass., 11 mars 2010, Pas., 2010, p. 774. |