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28/05/2021
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Cour du travail Liège, division de Liège (3e chambre E), 28/05/2021


Jurisprudence - Contrat de travail

J.L.M.B. 21/344
I. Rémunération - Juridictions du travail - Compétence.
II. Grève - Grève perlée - Droit au traitement d'un agent du secteur public - Retenue sur rémunération - Exception d'inexécution (non).
1. Un litige portant sur le paiement d'arriérés de rémunération d'un agent statutaire relève de la compétence des juridictions du travail.
2. Le traitement des agents statutaires ne constitue pas la contrepartie de leurs prestations de travail mais découle de leur position administrative. À partir du moment où ils sont en activité de service et en l'absence de disposition statutaire contraire, ils conservent le droit à leur traitement complet en cas de grève perlée puisque celle-ci n'est pas une cessation totale du travail mais une exécution délibérément défectueuse de celui-ci. L'autorité publique qui retient une partie du traitement de ses agents sur cette base se rend donc coupable d'une retenue illégale sur rémunération et doit la leur rembourser. La conception belge de l'exception d'inexécution ne peut justifier de retenir une partie de la rémunération d'un travailleur au motif qu'il n'exécuterait pas convenablement ou pas complétement le travail convenu, fût-ce dans le cadre d'un mouvement de contestation collectif.

(Liège zone II intercommunale d'incendie de Liège et environs / 197 pompiers )


Vu le jugement attaqué, rendu contradictoirement entre parties le 18 février 2020 par le tribunal du travail de Liège, division de Liège, 9e Chambre (...).
I. Les faits
1. Les intimés sont des pompiers occupés sous statut par l'IILE.
2. À la fin de l'année 2013, un conflit social important a opposé la direction de l'IILE à son personnel.
Le 4 décembre 2013, une grande partie du personnel a débuté une grève suite à l'annulation par la direction d'une réunion de concertation devant porter sur la « masse d'habillement ». Il était en effet question de réduire significativement le montant mensuel accordé par l'IILE à chaque pompier pour l'achat de vêtements de travail.
Cette grève a duré 6 jours et a pris fin le 11 décembre 2013.
3. À l'issue de cette période de grève « totale », le conflit social n'était pas apaisé et une partie du personnel a entamé ce qu'il a appelé une « grève administrative ».
Il n'est pas contesté que durant cette période de « grève administrative », aussi dénommée « limitation des prestations aux 22 missions », les intimés ont presté leur horaire de travail complet mais n'ont délibérément pas effectué certaines des tâches qui leur incombaient. À tout le moins, ils reconnaissent qu'ils n'ont pas participé aux formations et que certains d'entre eux ont refusé d'encoder les rapports d'intervention et les bons d'ambulance.
4. Par la note de service 2014/20 du 20 février 2014 [1], la secrétaire générale de l'IILE, Madame D., a indiqué ce qui suit :

« Nos services procèdent actuellement au recalcul de la rémunération due pour janvier et au calcul de la rémunération de février en tenant compte des prestations réellement effectuées, sur la base des renseignements qui ont été collectés.

Afin de limiter au maximum les risques d'erreurs, ceux d'entre vous qui ne participent pas au mouvement de limitation des prestations dit des 22 missions sont invités à faire parvenir (...) [une] déclaration sur l'honneur ».

Suite à cette note de service, certains pompiers ont adressé une déclaration sur l'honneur à Madame D.
L'IILE a procédé à une retenue de 10 pour cent de la rémunération du mois de février 2014 et a adressé une demande de remboursement de 10 pour cent de la rémunération de janvier 2014 [2] aux membres du personnel qui n'avaient pas communiqué de déclaration sur l'honneur de non-participation à la « grève administrative ».
5. Par courrier du 10 mars 2014, le conseil des intimés a réagi à cette note de service 2014/20. Il a contesté les retenues effectuées et les demandes de remboursement adressées. Il a mis l'IILE en demeure de verser les soldes de rémunération indûment retenus et de cesser toute retenue.
6. Par note interne du 11 mars 2014, le Lieutenant-Colonel S. (chef de service) a communiqué à la secrétaire générale (Madame D.) une explication de l'estimation du temps de travail non presté par le personnel opérationnel en raison de la « grève administrative ». Cette note est rédigée en ces termes :

« La proposition d'estimer le temps de travail non accompli par le personnel opérationnel en raison de la grève « administrative », à 10 pour cent du service complet se base uniquement sur la prise en compte des 2 heures 30 liées à l'instruction/formation du personnel durant la garde de jour.

Cette estimation est nettement inférieure à la réalité. Ce pourcentage ne tient pas compte du temps effectivement consacré à la réalisation de l'ensemble des tâches administratives incombant aux membres du personnel opérationnel durant leurs gardes ».

L'IILE dépose encore deux notes internes non datées qui, en se référant à l'horaire de travail en vigueur selon la note de service 2006/16, évoquent la manière dont le temps de travail non accompli a été évalué. Ces notes confirment que « l'estimation de 10 pour cent se base uniquement sur la prise en compte des 2 heures 30 liées à l'instruction/formation du personnel durant la garde de jour ».
7. La retenue de 10 pour cent a encore été appliquée sur la rémunération du mois de mars 2014 des pompiers n'ayant pas communiqué de déclaration sur l'honneur qu'ils ne participaient pas ou plus à la limitation des prestations.
La « grève administrative » a pris fin le 31 mars 2014. À partir du 1er avril 2014, plus aucune retenue sur rémunération n'a été effectuée par l'IILE.
8. Le 26 mai 2014, l'IILE a reçu la visite de l'inspection sociale, suite à une plainte déposée par les pompiers au sujet des retenues sur rémunération.
La cour ignore les suites qui ont été réservées à cette visite [3].
9. Lors de sa séance du 16 juin 2014, le « comité de gestion - secteur A » de l'IILE a acté un compte-rendu de la visite de l'inspection sociale.
Ce compte-rendu précise que les informations suivantes ont été communiquées à l'inspection sociale :

« (...) Confrontée à la décision de certains agents de ne pas effectuer une partie du travail qui leur était confié, l'intercommunale a consulté son conseil qui, doctrine et jurisprudence à l'appui, a fait savoir que la rémunération est la contrepartie du travail effectué et que lorsque l'agent décide de ne pas prester une partie de ses tâches, il n'a pas de droit subjectif au traitement pour cette partie de ses prestations. Dans la ligne de cet avis, aucune décision n'a été prise dès lors qu'à l'estime de l'intercommunale, il ne faut pas de décision pour ne pas payer ce qu'on ne doit pas ».

10. Les intimés ont introduit la présente procédure par une citation signifiée à l'IILE le 27 décembre 2018.
(...)
V. Le fondement de l'appel
5.1. Compétence des juridictions du travail
16. À l'audience, les parties ont déclaré qu'elles s'accordaient pour considérer que les juridictions du travail sont compétentes pour connaître de leur litige.
Les règles de compétence matérielle sont d'ordre public. Par conséquent, le juge doit vérifier d'office s'il est compétent [4].
17. Le litige porte sur le paiement d'arriérés de rémunération. Il s'agit d'un litige relatif à un droit subjectif dès lors que « la prestation réclamée apparaît comme une obligation absolue, dans le sens d'une obligation qui découle en tant que conséquence juridique immédiate de prescriptions légales ou réglementaires ayant un effet direct, le contenu et les conditions d'existence de l'obligation étant totalement, en tous ses aspects, fixés par ces prescriptions et l'application de ces règles ne permettant ou n'autorisant dès lors même pas que l'autorité exerce une appréciation discrétionnaire par rapport à un point quelconque » [5].
Les juridictions de l'ordre judiciaire sont donc compétentes [6].
18. Les intimés soutiennent que l'IILE aurait effectué une retenue sur rémunération irrégulière au regard de l'article 23 de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération.
En vertu de l'article 163 du Code pénal social, cette disposition est sanctionnée pénalement (sanction de niveau 2).
La compétence des juridictions du travail est donc fondée sur l'article 578, 7°, du Code judiciaire qui rend le tribunal du travail compétent pour connaître des « contestations civiles résultant d'une infraction aux lois et arrêtés relatifs à la réglementation du travail et aux matières qui relèvent de la compétence du tribunal du travail » [7].
5.2. Fondement de la demande des intimés

5.2.1. Qualification du mouvement social collectif poursuivi par les intimés

19. Il apparaît judicieux de commencer par qualifier le mouvement social poursuivi par les intimés, qui a engendré les retenues faisant l'objet du présent litige.
20. La grève est classiquement définie, par référence à la loi du 19 août 1948 relative aux prestations d'intérêt public en tant de paix, comme « la cessation collective et volontaire du travail » [8].
Elle constitue une cause légitime de suspension du contrat de travail. Par son arrêt du 21 décembre 1981 [9], la Cour de cassation a consacré le droit de grève comme un droit individuel et fondamental de tout travailleur.
21. La question se pose de savoir si une grève consistant non en une cessation totale des prestations de travail mais en une exécution du contrat dans des conditions différentes des conditions habituelles peut également bénéficier de la protection reconnue au droit de grève.
Déjà en 1964, la doctrine [10] avait trouvé un nom à ce type de mouvement : la grève perlée. Elle relevait que « cette forme de conflit social (...) [était] régulièrement déclenchée dans notre pays sous des formes diverses, mais pratiquement jamais examinée du point de vue juridique pas nos tribunaux ».
Ce concept de grève perlée recouvre des réalités diverses : rythme de travail volontairement ralenti, réduction concertée de la production, non-exécution de certaines tâches, ...
De manière quasiment [11] unanime, doctrine et jurisprudence considèrent que ces grèves perlées « n'ont de grève que le nom » [12] et qu'elles constituent une exécution de mauvaise foi du contrat de travail, qui ne relève pas du droit de grève.

« Les actions collectives qui prennent la forme, non d'un arrêt de travail, mais d'une exécution délibérément défectueuse du travail (par exemple, la grève perlée) ne relèvent pas du droit reconnu par la Cour » [13].

« (...) La grève perlée ne répond pas aux conditions d'authenticité de la grève, ce qui signifie qu'elle peut faire l'objet de sanctions de l'employeur ou d'interdictions par la juge des référés » [14].

Il s'agit également du point de vue soutenu par le gouvernement belge à l'occasion d'une réponse adressée au Comité européen des droits sociaux au sujet de ses interrogations à propos de l'état du droit de grève en Belgique [15].
La jurisprudence partage cette analyse. Il a ainsi été jugé que le fait pour des travailleurs agissant de concert, non d'arrêter le travail, mais de refuser d'accomplir certaines prestations conformes au contrat de travail les liant à l'employeur, ne répond pas à la notion de grève, mais constitue une exécution défectueuse du contrat de travail [16].
22. En l'espèce, il est clair que l'action collective menée par les intimés ne constitue pas une grève au sens de la loi du 19 août 1948 puisqu'ils n'ont pas cessé le travail.
Les intimés ont participé à une grève perlée, en décidant délibérément d'exécuter le travail de manière défectueuse. Il n'est en effet à tout le moins pas contesté que les travailleurs n'ont pas participé aux formations et que certains d'entre eux ont refusé d'encoder les rapports d'intervention et les bons d'ambulance.
La cour retient donc que les intimés ont participé à une grève perlée, soit un mouvement social ne relevant pas du droit de grève reconnu par la Cour de cassation.

5.2.2. Droit au traitement des agents du secteur public

23. Le droit au traitement d'un agent du secteur public dépend de sa position administrative.
La position administrative est définie comme « la situation dans laquelle [le fonctionnaire] se trouve par rapport à l'occupation de l'emploi et la réalité de l'exercice des fonctions y afférentes » [17]. En d'autres termes, il s'agit de la situation juridique dans laquelle se trouve l'agent à l'égard de l'autorité qui l'emploie [18].
On distingue trois positions administratives [19] :
  • l'activité de service ;
  • la non-activité ;
  • la disponibilité.
24. La non-activité fait en règle perdre à l'agent à la fois son droit au traitement et à l'avancement de traitement.
Quant à la position administrative de disponibilité, elle permet en principe à l'agent de bénéficier d'un traitement d'attente.
Il n'est pas nécessaire de consacrer davantage de développements à ces positions administratives, dès lors qu'il est certain que les intimés étaient en activité de service.
25. L'activité de service est la position normale de l'agent [20].
Cette position administrative ne requiert pas que l'agent exerce effectivement ses fonctions, ce que la doctrine [21] confirme de manière très claire :

« L'activité de service n'a pas pour objet de constater la présence effective de l'agent à son poste, mais définit une position juridique, à savoir la position normale de l'agent nommé régulièrement à un grade. Il en découle que l'agent en activité de service exécute effectivement son service ou est réputé l'accomplir ».

26. Le droit au traitement de l'agent en activité de service découle donc de sa position administrative. C'est cette position administrative qui lui vaut, de par son statut, son droit au traitement d'activité :

« Dès lors, sauf disposition formelle contraire, l'agent en activité de service a droit au traitement et à l'avancement de traitement puisqu'il est dans une position administrative qui lui vaut, de par son statut, son traitement d'activité ou, à défaut, la conservation de ses titres à l'avancement de traitement » [22].

Il s'agit là d'une différence notable entre les travailleurs contractuels et statutaires. Alors que la rémunération d'un travailleur salarié constitue la contrepartie de ses prestations de travail [23], le droit au traitement d'un agent découle de la position administrative qu'il occupe :

« Le traitement d'un agent n'est pas déterminé ni calculé en contrepartie des prestations effectuées par ce dernier. En effet, contrairement au droit du travail qui y voit un lien direct, le traitement du fonctionnaire lui est alloué afin de lui permettre d'être indépendant, détaché des intérêts particuliers et des points de vue de classe » [24].

27. C'est ainsi que l'arrêté royal du 19 avril 2014 relatif au statut administratif du personnel opérationnel des zones de secours dispose que :

« sauf disposition contraire, le membre du personnel professionnel en activité de service a droit au traitement et à l'avancement dans son échelle de traitement » (article 184 de l'arrêté royal).

C'est par dérogation à ce principe que l'article 185 du même texte vise l'hypothèse d'une grève et prévoit que :

« La participation du membre du personnel professionnel à une cessation concertée du travail est assimilée à une période d'activité de service. Le membre du personnel professionnel perd toutefois son droit au traitement pendant cette période ».

L'hypothèse de la grève perlée n'est pas visée par le texte.
28. Cet arrêté royal est entré en vigueur le 1er mai 2015 et n'est donc pas applicable au présent litige. Malheureusement [25], les parties ne déposent pas le statut administratif du personnel opérationnel, en principe basé sur l'arrêté royal du 6 mai 1971 fixant les types de règlements communaux relatifs à l'organisation des services communaux d'incendie, tel qu'il était en vigueur à l'époque.
Il est possible que ce statut comporte une clause similaire à l'article 185 de l'arrêté royal du 19 avril 2014 (ce point n'est de toute façon pas essentiel en l'espèce puisque seules les retenues sur rémunération opérées durant la « grève administrative » sont en litige et non la rémunération afférente aux six jours de grève classique). Il apparaît en revanche clair qu'il ne prévoit pas la perte d'une partie du droit au traitement en cas de cessation partielle du travail. En effet, d'une part le texte le plus récent (arrêté royal du 19 avril 2014) ne le prévoit pas et, d'autre part, l'IILE n'aurait pas manqué de se prévaloir de son statut s'il avait pu justifier les retenues de rémunération opérées.
29. Même à considérer que le statut applicable au moment des faits prévoyait que les agents perdaient leur droit au traitement en cas de cessation concertée du travail, ce qui n'est de toute façon pas démontré, force est de constater que ce n'est pas ce qui s'est produit en l'espèce.
Comme exposé ci-avant (supra, 5.2.1.), c'est à tort que l'IILE soutient que les actions menées par les intimés à partir du 11 décembre 2013 correspondent à une cessation collective et concertée du travail et donc à la définition classique de la grève.
Il s'agit d'une grève perlée qui ne répond pas à la définition de grève classique.
30. En principe donc, sur la base de leur position administrative et en l'absence de disposition formelle contraire, les intimés avaient droit à leur traitement (complet).

5.2.3. Droit à la protection de la rémunération

31. La loi du 12 avril 1965 relative à la protection de la rémunération est applicable aux travailleurs du secteur public (article 1er, de la loi).
32. L'article 23 de la loi dispose ce qui suit :

« Peuvent seuls être imputés sur la rémunération du travailleur :

1° les retenues effectuées en application de la législation fiscale, de la législation relative à la sécurité sociale et en application des conventions particulières ou collectives concernant les avantages complémentaires de sécurité sociale ;

2° les amendes infligées en vertu du règlement d'atelier ;

3° les indemnités et dédommagements, dus en exécution de l'article 18 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail et de l'article 24 de la loi du 1er avril 1936 sur les contrats d'engagement pour le service des bâtiments de navigation intérieure et de l'article 5 de la loi du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques ;

4° les avances en argent faites par l'employeur ;

5° le cautionnement destiné à garantir l'exécution des obligations du travailleur ;

6° la rémunération payée en trop au travailleur occupé en application d'un horaire flottant visé à l'article 20ter de la loi du 16 mars 1971 sur le travail qui n'a pas récupéré à temps les heures prestées en moins par rapport à la durée hebdomadaire moyenne de travail à la fin de la période de référence ou lorsque le contrat de travail prend fin.

(...) ».

33. En l'espèce, les retenues effectuées par l'IILE sont intervenues en dehors de toute procédure disciplinaire et ne correspondent donc pas à des sanctions disciplinaires.
34. Par conséquent, les retenues opérées par l'IILE constituent des retenues illégales au sens de l'article 23 de la loi du 12 avril 1965.

5.2.4. Principe général de droit de « la règle du service fait »

35. L'IILE soutient qu'il existerait, en droit belge, un principe général de droit de « la règle du service fait », selon lequel un travailleur - contractuel ou statutaire - ne pourrait bénéficier de sa rémunération complète que s'il a effectué l'ensemble des prestations qui lui incombent.
Selon sa thèse, ce principe général de droit lui permettrait d'échapper à son obligation de payer le traitement complet des intimés, que ce soit sur la base de leur position administrative ou de la loi du 12 avril 1965 relative à la protection de la rémunération.
36. Outre la référence à la jurisprudence française peu relevante pour fonder un principe général de droit belge, l'IILE invoque à l'appui de sa thèse un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 6 mai 1999 [26], qui a effectivement [27] été prononcé dans des circonstances assez similaires (même s'il est question d'une décision du Collège des bourgmestre et échevins de la ville alors que l'IILE confirme qu'aucune décision n'a été adoptée en l'espèce) : il s'agissait de pompiers qui avaient observé une « grève administrative » et qui avaient vu leur traitement amputé de 10 pour cent.
La cour d'appel a dit pour droit ce qui suit :

« Attendu que le principe régissant la matière est simple : la rémunération est la contrepartie des prestations de travail et, à défaut de travail, la rémunération n'est pas due, sauf disposition légale ou convention des parties (...).

(...) Dans la mesure où ils n'ont pas accompli certaines tâches qu'ils étaient normalement tenus d'exécuter, la partie de la rémunération, correspondant à l'exécution de ces tâches, n'est pas due ».

La cour juge cette motivation trop succincte pour emporter sa conviction et justifier de retenir l'existence d'un principe général de droit.
37. Il est exact que la Cour de cassation enseigne de manière constante que « le travailleur n'a pas droit à sa rémunération pour la période pendant laquelle il n'a pas travaillé, même du fait de l'employeur » [28]. Cette jurisprudence est régulièrement appliquée, à tout le moins dans le secteur privé, pour justifier l'absence de rémunération de travailleurs grévistes (grève classique, engendrant une cessation totale du travail).
38. La cour souhaite tout d'abord relever qu'il n'est pas certain que cette jurisprudence puisse être appliquée dans le secteur public. En effet, elle est fondée sur le constat que « la rémunération est la contrepartie du travail fourni en exécution d'un contrat de travail » [29]. Or, comme rappelé ci-avant (voir supra, point 26), pour les agents statutaires de la fonction publique, le traitement ne constitue pas la contrepartie des prestations de travail mais découle de la position administrative dans laquelle l'agent se trouve.
39. Quoi qu'il en soit, cette jurisprudence ne peut être étendue par analogie à l'hypothèse de la grève perlée, soit l'hypothèse dans laquelle les travailleurs travaillent mais de manière moins qualitative, en n'effectuant pas une partie des tâches qui leur sont assignées.
En effet, l'enseignement de la Cour de cassation est construit sur la base d'une application de la classique exception d'inexécution de droit commun :

« Attendu que l'exception d'inexécution ne peut être admise qu'en cas de manquement grave aux obligations essentielles du contrat.

Qu'il n'en va pas autrement lorsque, comme en l'espèce, le manquement du travail aux obligations résultant du contrat de travail consiste en l'inexécution du travail convenu, en raison d'une grève ».

Or, comme l'arrêt le précise expressément, ce n'est qu'en cas de manquement grave aux obligations essentielles du contrat que l'excipiens peut se prévaloir de l'exception d'inexécution.
La doctrine [30] confirme en outre qu'en droit belge et contrairement au droit français [31], l'exception d'inexécution est indivisible et engendre une suspension de l'ensemble des obligations de l'excipiens (en l'espèce la suspension totale du paiement de la rémunération) :

« (...) L'exception est en principe indivisible en sorte qu'elle se traduit par la suspension par l'excipiens de toutes ses obligations - ce qui implique une proportionnalité entre cette sanction et les manquements en raison desquels elle s'applique. Certains auteurs, se fondant sur la jurisprudence française, considèrent toutefois que l'excipiens pourrait limiter lui-même l'exception à certaines de ses obligations pour conserver un rapport proportionnel raisonnable avec les manquements de son débiteur (...). Cette thèse n'est pas admise en droit belge, où l'on considère que l'exception est indivisible et porte en conséquence sur toutes les obligations de l'excipiens ».

40. Par conséquent, la conception belge de l'exception d'inexécution ne peut justifier de retenir une partie de la rémunération d'un travailleur au motif qu'il n'exécuterait pas convenablement ou pas complétement le travail convenu, fut-ce dans le cadre d'un mouvement de contestation collectif [32].
La doctrine [33] confirme cette analyse :

« (...) Dans son essence, la grève perlée atteint la qualité du travail. Tout en poursuivant le travail, ce qui contraint l'employeur à rémunérer les travailleurs grévistes, la grève perlée n'est pas, au sens classique, une grève ».

41. L'IILE ne peut donc se prévaloir d'aucun principe général de droit pour justifier les retenues effectuées.
(...)

Dispositif conforme aux motifs.

Siég. :  MM. Cl. Dedoyard, B. Vos et Mme M.-R. Fortuny-Sanchez.
Greffier : Mme N. Piens.
Plaid. : MesJ. Bourtembourg et P. Dusart.

 


[1] La cour constate que dans un e-mail du 24 janvier 2014, il est question d'une « [note de service] 2014/10 faisant référence à la lettre envoyée au personnel le 10 janvier 2014 » et qui sera d'application « à partir [du] 27 janvier 2014 ». Curieusement, ni cette note service 2014/10, ni ce courrier du 10 janvier 2014 n'ont été déposés par l'IILE.
[2] Apparemment, même si ce n'est pas très clair et de toute façon pas fondamental pour la solution du présent litige, uniquement pour la rémunération afférente à la période postérieure au 27 janvier 2014.
[3] De manière particulièrement étonnante, les parties ne déposent aucune pièce relative à cette plainte à l'auditorat du travail et à la position adoptée par l'inspection sociale. Seul un procès-verbal du comité de gestion de l'IILE fait référence à cette plainte et à la visite de l'inspection sociale.
[4] Cass., 5 avril 1990, Pas., 1990, I, p. 920.
[5] Conclusions de l'avocat général Vandewal avant Cass., 24 septembre 2010, R.G. n° C.08.0429.N.
[6] Article 144 de la Constitution, Cass., 21 décembre 1956, Bull. et Pas., 1957, I, p. 430.
[7] Voy. dans ce sens J. Jacqmain, Obs. sous trib. trav. Nivelles (réf.), 26 juin 1992, Chron. D. S., 1992, p. 473 ; C. trav. Liège, 23 janvier 1992, Chron. D. S., 1991, p. 315. Pour un cas d'application, C. trav. Bruxelles, 3 avril 2009, J.T.T., 2009/25, p. 394.
[8] Cass., 21 décembre 1981, J.T., 1982, p. 329.
[9] Cass., 21 décembre 1981, J.T., 1982, p. 329.
[10] G. Helin, note sous Cass. fr., 22 avril 1964, R.D.S., 1964, p. 211.
[11] Voy. en effet M. Rigaux, Collectieve arbeidsconflicten, 1999, p. 203 qui ne partage pas tout à fait ce point de vue.
[12] G. Helin, note sous Cass. fr., 22 avril 1964, R.D.S., 1964, p. 212 ; V. Vannes, « Le droit de grève est-il soluble dans le principe de proportionnalité ? », Actualités du dialogue social et du droit de grève, Kluwer, 2009, p. 246.
[13] J. Clesse et F. Kéfer, Manuel de droit du travail, Larcier, 2018, p. 156, les auteurs faisant référence à l'arrêt de la Cour de cassation du 21 décembre 1981 (Cass., 21 décembre 1981, J.T., 1982, p. 329).
[14] V. Vannes, Le droit de grève, Larcier, 2015, p. 386.
[15] Septième rapport national pour la période 1999-2000 dont un long extrait est cité par D. Dejonghe et F. Raepsaet, « L'intervention du juge des référés sur requête unilatérale en cas de conflit collectif : contraire à la Charte sociale européenne ? », R.D.S., 2013, p. 112.
[16] C. trav. Bruxelles, 2 décembre 1993, Bull. F.E.B., 1994, p. 84 (sommaire) ; Trib. trav. Bruxelles, 18 octobre 1990, Jur. trav. Brux., 1990, p. 432.
[17] J. Sarot, Précis de fonction publique, Bruylant, 1994, p. 327.
[18] Fr. Gosselin, Droit de la fonction publique, Wolters Kluwer, 2017, p. 106.
[19] Fr. Gosselin, Droit de la fonction publique, Wolters Kluwer, 2017, p. 106 ; A.-L. Durviaux et D. Frisse, Droit de la fonction publique, Larcier, 2012, p. 160.
[20] J. Sarot, Précis de fonction publique, Bruylant, 1994, p. 330 ; Fr. Gosselin, Droit de la fonction publique, Wolters Kluwer, 2017, p. 106.
[21] J. Sarot, Précis de fonction publique, Bruylant, 1994, p. 331.
[22] J. Sarot, Précis de fonction publique, Bruylant, 1994, p. 331 ; A.-L. Durviaux et D. Frisse, Droit de la fonction publique, Larcier, 2012, p. 160 ; Fr. Gosselin, Droit de la fonction publique, Wolters Kluwer, 2017, p. 106.
[23] Cass., 16 mars 1992, J.T.T., 1992, p. 128. Voy. dans le même sens Cass., 24 décembre 1979, J.T.T., 1981, p. 52 et Cass., 26 avril 1993, J.T.T., 1993, p. 260 ; Cass., 15 juin 1981, Pas., 1981, I, p. 1.179 ; J. Clesse et F. Kéfer, Manuel de droit du travail, Larcier, 2018, p. 270.
[24] A.-L. Durviaux et D. Frisse, Droit de la fonction publique, Larcier, 2012, p. 160, citant L. Camu, Essai sur la technique et la théorie des traitements, Thone, Bibliothèque de l'école supérieure de sciences commerciales et économiques de l'ULiège, vol. XXVII, p. 119.
[25] Et alors que les premiers juges l'avaient déjà regretté.
[26] Bruxelles, 6 mai 1999, R.G. n° 1994/AR/1652.
[27] Contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges.
[28] Cass., 16 mars 1992, J.T.T., 1992, p. 128. Voy. dans le même sens Cass., 24 décembre 1979, J.T.T., 1981, p. 52 et Cass., 26 avril 1993, J.T.T., 1993, p. 260 ; Cass., 15 juin 1981, Pas., 1981, I, p. 1179.
[29] Cass., 16 mars 1992, J.T.T., 1992, p. 128. La doctrine confirme qu'il s'agit bien du fondement de cet enseignement (W. Van Eeckhoutte et V. Neuprez, Compendium droit du travail, Kluwer, 2020-2021, p. 1521).
[30] P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, Bruylant, 2010, t. 1, p. 866.
[31] Ce qui conforte la cour dans sa conviction de ne pas suivre l'IILE lorsqu'elle justifie l'existence d'un principe général de droit de « la règle du service fait » par référence à de la jurisprudence française (voy. supra, point 36).
[32] Voy. dans ce sens Fr. Lambinet, « La protection de la rémunération, le point sur les retenues, saisies et cessions », La protection de la rémunération - 50 ans d'application de la loi du 12 avril 1965, Anthemis, 2016, p. 151.
[33] V. Vannes, Le droit de grève, Larcier, 2015, p. 386.


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Sommaire

1. Un litige portant sur le paiement d'arriérés de rémunération d'un agent statutaire relève de la compétence des juridictions du travail.

2. Le tradivent des agents statutaires ne constitue pas la contrepartie de leurs prestations de travail mais découle de leur position administrative. À partir du moment où ils sont en activité de service et en l'absence de disposition statutaire contraire, ils conservent le droit à leur tradivent complet en cas de grève perlée puisque celle-ci n'est pas une cessation totale du travail mais une exécution délibérément défectueuse de celui-ci. L'autorité publique qui retient une partie du tradivent de ses agents sur cette base se rend donc coupable d'une retenue illégale sur rémunération et doit la leur rembourser. La conception belge de l'exception d'inexécution ne peut justifier de retenir une partie de la rémunération d'un travailleur au motif qu'il n'exécuterait pas convenablement ou pas complétement le travail convenu, fût-ce dans le cadre d'un mouvement de contestation collectif.

Mots-clés

Rémunération - Juridictions du travail - Compétence - Grève - Grève perlée - Droit au tradivent d'un agent du secteur public - Retenue sur rémunération - Exception d'inexécution (non)

Date(s)

  • Date de publication : 01/10/2021
  • Date de prononcé : 28/05/2021

Auteur(s)

  • Janssens, K.

Référence

Cour du travail Liège, division de Liège (3e chambre E), 28/05/2021, J.L.M.B., 2021/30, p. 1359-1367.

Éditeur

Larcier

Branches du droit

  • Droit civil > Obligations conventionnelles > Exécution/inexécution de l'obligation > Exception d'inexécution
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