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22/08/2016
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Cour du travail Liège, division de Namur (5e chambre), 22/08/2016


Jurisprudence - Accidents du travail

J.L.M.B. 16/988
Accidents du travail - Notion - Événement soudain - Distinction de l'exécution normale de la tâche (non) .
L'événement soudain ne doit pas se distinguer de l'exécution normale de la tâche journalière, il ne doit pas nécessairement être d'une intensité telle qu'il se distingue du geste banal inhérent à la fonction exercée, à sa nature ou à son essence. Si le fait peut être épinglé et qu'il est soudain, son intensité ou sa normalité importe peu. Raisonner en sens contraire reviendrait à accorder une moindre protection aux travailleurs exerçant des métiers dangereux ou exposés. L'ensemble des règles relatives à la sécurité et au bien-être au travail et à la réparation des risques professionnels s'oppose du reste à cette approche puisque ces règles ont précisément pour objet la prévention et, le cas échéant, l'indemnisation de risques inhérents aux fonctions exercées.

(S.P.F. Justice / Grégoire )


(...)
I. Les antécédents du litige
1. La demande originaire de Grégoire vise à voir reconnaître qu'il a été victime d'un accident du travail le 9 octobre 2011 alors qu'il était au service de l'État belge (S.P.F. Justice) et à se voir accorder toutes les indemnités découlant de cet accident en application de la loi du 3 juillet 1967 sur la prévention ou la réparation des dommages résultant des accidents du travail, des accidents survenus sur le chemin du travail et des maladies professionnelles dans le secteur public. Il demandait également les intérêts sur les sommes lui revenant ainsi que les dépens.
2. Par un jugement du 6 octobre 2015, le tribunal du travail de Liège (division de Dinant) a dit la demande recevable et dit pour droit que Grégoire établissait l'existence d'un événement soudain survenu le 9 octobre 2011 (consistant dans le fait d'avoir été témoin d'une prise d'otages à la prison de (...)) ainsi que d'une lésion. Avant dire droit plus avant, le tribunal a ordonné une expertise médicale destinée à l'éclairer quant au point de savoir si la lésion démontrée trouve sa cause ou une de ses causes dans l'événement soudain et, dans l'affirmative, quant aux répercussions de cette lésion en termes de capacité économique de Grégoire. Le tribunal a réservé à statuer pour le surplus et les dépens.
II s'agit du jugement attaqué.
3. Par son appel du 12 novembre 2015, l'État belge sollicite que le jugement attaqué soit réformé en ce qu'il a retenu l'existence d'un événement soudain, il postule que la demande originaire soit déclarée non fondée et qu'il soit statué comme de droit quant aux dépens.
4. Par un arrêt du 19 janvier 2016, la cour du travail a dit l'appel de l'État belge recevable et elle a réservé à statuer pour le surplus.
II. Les faits
5. Grégoire est, au moment des faits, agent pénitentiaire à la prison de (...), chargé de la surveillance.
Le 9 octobre 2011, une tentative d'évasion accompagnée d'une prise d'otages a eu lieu au sein de cet établissement pénitentiaire.
6. Le même jour, Grégoire a rempli une déclaration d'accident de travail. L'accident y était décrit comme suit « pris d'otages ». La lésion subie était détaillée de la sorte : « état de choc, c'est sa collègue de niveau qui a été victime, a entendu des cris, a vu la prise d'otages ».
Un rapport interne a décrit les faits comme suit :

« Je soussigné Grégoire, ai le devoir de porter à votre connaissance les faits suivants.

Ce jour vers 11 heures, à la remontée des préaux, nous avons été avertis d'une prise d'otages par quatre détenus nous avons immédiatement mis des caméras afin de suivre les quatre fuyards les voyant dans le couloir principal avec deux agents en otage nous avons constaté la violence dont ils faisaient usage et avons ouvert les grilles le plus vite possible.

Nous avons suivi la progression des fuyards par caméras jusqu'à un véhicule de type camionnette Mercedes dont il était impossible de lire l'immatriculation, nous avons vu qu'ils relâchaient un otage et en prenaient un avec eux et ont pris la direction de Huy.

Tout le temps de la prise d'otage Marc a été en communication avec la police et ce même après leur départ »

7. Grégoire a été en incapacité de travail jusqu'au 12 décembre 2011.
8. Le 3 février 2012, l'État belge a indiqué à Grégoire que les faits du 9 octobre 2011 ne pouvaient être considérés comme un accident du travail. Le courrier notifiant cette décision la justifiait par le fait que l'événement soudain doit présenter une certaine intensité, que Grégoire n'avait été que témoin de la prise d'otages, avec une trentaine d'autres agents, sans être menacé ou pris pour cible par les détenus.
III. La position des parties
La position de l'État belge
9. L'État belge maintient le point de vue exprimé par son courrier du 3 février 2012.
L'État belge fait valoir que l'événement soudain droit présenter une certaine intensité de nature à engendrer la lésion et que son appréciation dépend de la nature du travail exercé par la victime.
Il fait valoir que les faits sont acquis et que Grégoire n'y a pas été impliqué directement. Il n'a pas été physiquement victime, ni destinataire de menaces ou de paroles émanant des preneurs d'otages. Il ne les a pas croisés et n'a pas connu un sort différent de la trentaine d'autres agents présents dans la prison au même moment (hormis les trois victimes). Quant au fait que Grégoire aurait vu ou entendu le déroulement de la prise d'otages, il ne résulte d'aucun élément concret.
Dans ces conditions, les faits ne seraient, comme nombre de décisions l'ont déjà retenu dans des circonstances similaires, que des faits banals, c'est-à-dire d'une intensité insuffisante à constituer un accident du travail pour un agent pénitentiaire dont c'est l'essence du travail d'être confronté à de tels incidents.
La position de Grégoire
10. Grégoire rappelle les faits. Il souligne que quatre détenus ont pris en otage successivement trois agents pénitentiaires, notamment au moyen d'un couteau avec une lame de quinze centimètres. Un de ces agents a été emmené et deux d'entre eux ont été blessés.
Grégoire indique que ces faits ne sont pas contestés. Il soutient qu'ils sont constitutifs d'un accident du travail. D'une part, parce qu'il ne s'agit pas de faits banals comme le fait valoir l'État belge, quand bien même il n'aurait pas été personnellement visé et n'en aurait été que témoin.
Par ailleurs, il suffit qu'existe un événement objectif qui peut être épinglé, quelle que soit son intensité et quel que soit le seuil de tolérance à ces événements.
IV. La décision de la cour
Le fondement de l'appel
11. L'article 2, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1967 sur la prévention ou la réparation des dommages résultant des accidents du travail, des accidents survenus sur le chemin du travail et des maladies professionnelles dans le secteur public, rendue applicable à l'État belge par son article 1er, alinéa 1er, 1°, définit l'accident du travail comme « l'accident survenu dans le cours et par le fait de l'exercice des fonctions et qui produit une lésion ». Cette définition fait écho à celle de l'article 7, alinéa 1er, de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail.
L'alinéa 2 du même article, comparable à l'alinéa 2 de l'article 7 de la loi du 10 avril 1971, énonce que « l'accident survenu dans le cours de l'exercice des fonctions est présumé, jusqu'à preuve du contraire, survenu par le fait de l'exercice des fonctions ».
L'alinéa 4 stipule quant à lui que « lorsque la victime ou ses ayants droit établissent, outre l'existence d'une lésion, celle d'un événement soudain, la lésion est présumée, jusqu'à preuve du contraire, trouver son origine dans un accident ». Cette présomption est identique à celle contenue à l'article 9 de la loi du 10 avril 1971.
12. Il résulte de ces dispositions légales que la personne qui se prétend victime d'un accident du travail doit établir la survenance d'un événement soudain, que cette survenance a eu lieu dans le cours de l'exécution du travail et une lésion.
Si ces trois éléments sont établis, la double présomption établie par la loi joue en sa faveur. D'une part, l'accident est présumé survenu par le fait de l'exercice des fonctions. D'autre part, la lésion est présumée trouver son origine dans l'accident. Ces deux présomptions peuvent être renversées.
13. L'événement soudain est un élément multiforme et complexe, soudain, qui peut être épinglé, c'est-à-dire décrit avec suffisamment de précision et en l'identifiant dans le temps et l'espace, qui ne doit pas nécessairement se distinguer de l'exécution normale de la tâche journalière [1] et qui est susceptible d'avoir engendré la lésion [2].
En ce qui concerne le caractère de soudaineté, il ne peut se réduire à une exigence d'une totale instantanéité. Il peut au contraire englober des faits ou des événements s'étalant dans une certaine durée de temps. Il appartient au juge du fond d'apprécier si la durée d'un événement excède la limite de ce qui peut être considéré comme un événement soudain [3]. La doctrine relève ainsi que le seul critère qui peut pratiquement être retenu est que la durée de l'événement ne peut dépasser celle d'une journée de travail [4].
14. En ce qui concerne la survenance dans le cours de l'exécution du contrat ou des fonctions, il s'agit d'une notion large.
Elle dénote la volonté du législateur de considérer que le contrat ou les fonctions sont la source de diverses obligations dont celle de travailler n'est qu'une parmi d'autres [5].
Le critère décisif est celui de savoir si le travailleur se trouve sous l'autorité de l'employeur, c'est-à-dire dans les temps et lieux où s'exerce cette autorité [6]. L'autorité peut n'être que virtuelle [7] et elle dure tant que la liberté personnelle du travailleur est limitée du fait de l'exécution du contrat [8]. L'exécution du contrat de travail ne coïncide, dès lors, pas toujours avec l'exécution même du travail.
La survenance par le fait de l'exécution du contrat ou des fonctions est également appréhendée de manière large : il en est question dès que l'accident est la réalisation d'un risque auquel la victime est exposée soit en raison de son activité professionnelle, soit en considération du milieu naturel, technique ou humain dans lequel elle se trouve placée. Le fait du travail est tout événement que le milieu du travail a rendu possible.
15. S'agissant du renversement du lien causal entre l'accident et la lésion, le tribunal relève ce qui suit :
  • eu égard à la présomption légale, c'est à l'employeur (ou à l'assureur-loi dans le secteur privé) qu'il incombe d'établir l'absence de lien causal ;
  • pour renverser la présomption contenue à l'article 2, alinéa 4, de la loi du 3 juillet 1967 (ou 9 de la loi du 10 avril 1971), l'employeur (ou l'entreprise d'assurances) doit démontrer que la lésion est exclusivement attribuable à une autre cause que l'accident. Si la lésion est imputable à plusieurs causes dont fait partie l'accident, la présomption n'est pas renversée et la victime pourra bénéficier de l'indemnisation légale ;
  • en cas d'état antérieur ou de prédispositions pathologiques, la présomption ne pourra être renversée que s'il est démontré que la lésion leur est uniquement imputable, à l'exclusion de l'événement soudain.
16. En l'espèce, Grégoire invoque au titre d'événement soudain le fait d'avoir été témoin - fût-ce de manière distante - d'une prise d'otages violente - puisque deux surveillantes ont été blessées - survenue à la prison de (...) le 9 octobre 2011 en matinée alors qu'il y accomplissait ses prestations de surveillant.
Ces faits ne sont pas contestés en tant que tels. Ils sont établis.
17. Les faits mentionnés au point qui précède peuvent être épinglés, c'est-à-dire décrits avec suffisamment de précision et en les identifiant dans le temps et l'espace, sans qu'il soit nécessaire qu'ils soient détaillés davantage.
Ils présentent un caractère de soudaineté.
18. La thèse de l'État belge selon laquelle ces faits ne présenteraient pas une intensité suffisante pour être qualifiés d'événement soudain, donc d'accident du travail, ne peut être suivie, ni en droit ni en fait.
D'une part, en droit, parce que, dès lors que l'événement soudain ne doit pas se distinguer de l'exécution normale de la tâche journalière, il ne doit pas nécessairement être d'une intensité telle qu'il se distingue du geste banal inhérent à la fonction exercée, à sa nature ou à son essence. Si le fait peut être épinglé et qu'il est soudain, son intensité ou sa normalité importe peu. Raisonner en sens contraire reviendrait à accorder une moindre protection aux travailleurs exerçant des métiers dangereux ou exposés [9]. L'ensemble des règles relatives à la sécurité et au bien-être au travail et à la réparation des risques professionnels s'oppose du reste à cette approche puisque ces règles ont précisément pour objet la prévention et, le cas échéant, l'indemnisation de risques inhérents aux fonctions exercées.
D'autre part, à suivre même la thèse de l'État belge, la cour ne considère pas les faits en cause comme normaux, banals ou d'une intensité insuffisante au motif qu'ils seraient inhérents à la fonction ou relèveraient de son « essence ». Au regard des principes énoncés à l'alinéa précédent, la cour ne peut souscrire à cette vision des choses selon laquelle il est de la nature ou de l'essence du travail des agents pénitentiaires d'être pris en otage ou d'être témoins de tels faits, des enseignants d'être insultés, des policiers d'être l'objet de violences physiques ou verbales, etc. - les travailleurs ne pouvant le supporter n'ayant qu'à changer de métier plutôt que d'en demander réparation [10].
En ce qui concerne la question de savoir quels peuvent être les conséquences indemnisables des faits en cause, elle relève de l'examen de la causalité entre l'événement soudain et la lésion, qui sera tranchée ultérieurement au retour de l'expertise médicale. Au stade de la vérification de l'existence d'un événement soudain, il suffit de constater que les faits démontrés, épinglés et soudains sont susceptibles d'avoir engendré la lésion. Tel est le cas en l'espèce, les faits décrits ci-avant étant de nature à causer les lésions psychologiques (état de choc, stress post-traumatique, état anxio-dépressif) alléguées par Grégoire.
19. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les faits décrits au point 16 du présent arrêt constituent un événement soudain.
20. Ces faits sont survenus dans le cours de l'exécution des fonctions et l'État belge ne démontre pas qu'ils ne sont pas survenus par le fait de l'exercice des fonctions.
21. Grégoire démontre également avoir présenté les lésions suivantes : état de choc, stress post-traumatique, état anxio-dépressif.
22. Ces lésions sont par conséquent présumées trouver leur origine dans un accident du travail, sous réserve de la possibilité pour l'État belge de rapporter la preuve contraire, notamment sur la base du rapport de l'expert désigné par le tribunal du travail.
23. La cour considère qu'il y a lieu, avant de statuer plus avant sur la demande de Grégoire, de recourir à une mission d'expertise médicale et elle confirme celle ordonnée par le tribunal du travail.
24. L'appel de l'État belge est donc non fondé.
Dans la mesure où la cour confirme la mesure d'instruction ordonnée par les premiers juges, il y a lieu de renvoyer la cause devant le tribunal du travail en application de l'article 1068, alinéa 2, du Code judiciaire. (...)

Dispositif conforme aux motifs.

Siég. :  MM. H. Mormont, D. Pigneur et J. Willot.
Greffier : M. Fr. Alexis.
Plaid. : MeY. Druart et Mme M. Laisse.

 


[1] Cass., 14 février 2000, Pas., p. 117 ; Cass., 3 avril 2000, Pas., p. 219 ; Cass., 6 mai 2002, R.G. n° S.01.0180.N, juridat.
[2] M. Jourdan et S. Remouchamps, L'accident (sur le chemin) du travail : notion et preuve, Kluwer, 2006, p. 20.
[3] Cass., 28 avril 2008, Chron. D.S., 2009, p. 315 et obs. P. Palsterman.
[4] L. Van Gossum, Les accidents du travail, Larcier, 7e édition, p. 62 ; P. Palsterman, obs. précitées.
[5] M. Jourdan et S. Remouchamps, L'accident (sur le chemin) du travail : notion et preuve, Kluwer, 2006, p. 130 et les références citées.
[6] L. Van Gossum, Les accidents du travail, 7e édition, Larcier, 2007, p. 64.
[7] Cass., 3 octobre 1983, Pas., 1984, I, p. 105.
[8] Cass., 26 septembre 1989, Pas., 1990, I, p. 106.
[9] Sur le caractère paradoxal de cette approche, abandonnée pour ce motif, voy. les conclusions de l'Avocat général Ganshof Van Der Meersch précédant Cass., 26 mai 1967, Pas., I, p. 1138.
[10] Voy. les deux notes sous C. trav. Liège, 11 avril 2008, Chron. D.S., 2011, p. 257.


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L'événement soudain ne doit pas se distinguer de l'exécution normale de la tâche journalière, il ne doit pas nécessairement être d'une intensité telle qu'il se distingue du geste banal inhérent à la fonction exercée, à sa nature ou à son essence. Si le fait peut être épinglé et qu'il est soudain, son intensité ou sa normalité importe peu. Raisonner en sens contraire reviendrait à accorder une moindre protection aux travailleurs exerçant des métiers dangereux ou exposés. L'ensemble des règles relatives à la sécurité et au bien-être au travail et à la réparation des risques professionnels s'oppose du reste à cette approche puisque ces règles ont précisément pour objet la prévention et, le cas échéant, l'indemnisation de risques inhérents aux fonctions exercées.

Mots-clés

Accidents du travail - Notion - Événement soudain - Distinction de l'exécution normale de la tâche (non)

Date(s)

  • Date de publication : 11/01/2019
  • Date de prononcé : 22/08/2016

Référence

Cour du travail Liège, division de Namur (5 e chambre), 22/08/2016, J.L.M.B., 2019/2, p. 52-56.

Branches du droit

  • Droit social > Sécurité sociale-généralités > Accident du travail > Notion et preuve
  • Droit social > Sécurité sociale-généralités > Accident du travail - Maladie professionnelle - Services publics > Champ d'application

Éditeur

Larcier

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