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08/12/2010
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Tribunal civil Bruxelles (71e chambre), 08/12/2010


Jurisprudence - Procédure pénale

J.L.M.B. 11/584
I. Infraction - Personnes morales - Immunité de juridiction - O.N.U. - Etat belge - Exclusion.
II. Prescription - Matières civiles - Action civile - Action découlant d'une infraction - Génocide - Imprescriptibilité.
III. Responsabilité - Pouvoirs publics - Etat belge - Armée - Faits commis par des militaires - Abstention fautive - Omission d'agir dans la mesure de ses possibilité pour empêcher des crimes de guerre - Obéissance aux ordres.
1. Les tribunaux belges sont sans juridiction à l'égard de l'ONU et de ses Etats membres autres que la Belgique en raison de leur immunité de juridiction. Ils sont cependant compétents pour connaître des fautes qui auraient pu être commises par l'Etat belge indépendamment de sa qualité d'Etat participant à la MINUAR.
La responsabilité pénale de l'Etat belge ne peut être recherchée et ce, même après l'entrée en vigueur de la loi du 4 mai 1999 consacrant la responsabilité pénale des personnes morales et modifiant l'article 5 du code pénal.
2. Lorsque l'identité de la personne dont la responsabilité civile est recherchée était connue par la partie civile plus de cinq ans avant l'intentement de son action, celle-ci est prescrite.
L'action civile résultant d'une infraction se prescrit selon les règles du code civil ou des lois particulières qui sont applicables à l'action en dommages et intérêts. Toutefois, l'action civile ne peut se prescrire avant l'action publique.
Partant, l'action civile résultant de la violation grave du droit international humanitaire tel que le crime de génocide, le crime de guerre, le crime contre l'humanité, de même que l'abstention pour empêcher les crimes de guerre est imprescriptible.
3. Lorsque des militaires qui avaient connaissance d'ordres, même non officiels, en vue de l'exécution de faits qui ont constitué des crimes de guerre, omettent d'agir dans les limites de leurs possibilités d'action ou n'ont pas tenté d'empêcher leur consommation, ils commettent l'infraction prévue par l'article 136septies, 5°, du code pénal.
Le fait d'avoir obéi à des ordres n'est pas de nature, en soi, à dégager les militaires de leurs responsabilités éventuelles, dès lors que ces ordres étaient de nature à entraîner la commission de crimes de guerre, pas plus que le fait d'avoir vainement cherché des alternatives pour la protection de ceux qui en ont été victimes.

( (M. et autres / Etat belge, ministre de la Défense nationale et A. et autres )


...
Objet des demandes
2. Objet du litige
Le présent litige concerne la détermination des responsabilités et l'indemnisation des conséquences dommageables dans les massacres qui ont suivi l'évacuation par les militaires belges de l'Ecole technique officielle des Pères Salésiens de Don Bosco (en abrégé ETO), le 11 avril 1994.
...
Les antécédents du litige
7. Remarque liminaire : le tribunal entend uniquement retracer ici succinctement sa perception des faits litigieux, en particulier ceux qui se sont produits le 11 avril 1994, et de leur contexte, telle qu'elle ressort pour lui des débats et documents produits, dans la mesure où cela peut influer sur le traitement des questions de recevabilité et de fond en la cause.
8. Le 5 octobre 1993, après les accords d'Arusha prévoyant la mise en place d'institutions de transition au Rwanda, associant Tutsis et Hutus, jusqu'à la tenue d'élections nationales, le Conseil de sécurité des Nations Unies a créé une opération de maintien de la paix au Rwanda, appelée « Mission des Nations Unies pour l'assistance au Rwanda » (MINUAR).
La MINUAR, qui a commencé à se déployer fin octobre 1993, était chargée d'une mission de maintien de la paix (sous le chapitre VI de la Charte des Nations Unies) et de la sécurité dans la ville de Kigali, et selon ses règles d'engagement. Elle devait garder un caractère impartial dans la « guerre civile rwandaise » et notamment se garder de tout acte jugé favorable ou hostile à l'armée rwandaise les « forces armées rwandaises » ou FAR - ou à l'inverse au FPR - soit les troupes émanant des exilés Tutsis [1].
Sa mission et ses règles d'engagement limitaient strictement le recours à la force dans son chef [2], pour les besoins de la légitime défense, comme en cas d'actes criminels, ethniquement ou politiquement motivés [3].
L'équipement des forces armées était proportionnel au caractère limité de la mission.
Le général D., qui commandait la division militaire de la MINUAR, a déploré, comme le colonel X., qui commandait les troupes cantonnées à Kigali, la faiblesse de l'effectif comme de l'armement (munitions) par rapport aux tâches à remplir.
Ces principes et caractéristiques prévalaient encore lors des faits litigieux.
Ce n'est que postérieurement aux faits litigieux que la mission sera explicitement élargie par la résolution 918 du Conseil de sécurité à la contribution à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger [4].
Le caractère limité de sa mission mettra la MINUAR en situation de porte-à-faux lorsque le conflit armé proprement dit et les actes de génocide débuteront en avril 1994.
9. La MINUAR, en ce compris les casques bleus belges placés sous son commandement se composait au total de deux mille cinq cents hommes, dont cinq cents hommes environ n'étaient pas des militaires armés.
La division militaire de la MINUAR était composée de différents secteurs, dont le secteur de Kigali commandé par le colonel belge X., qui avait sous ses ordres différents bataillons composés au total de mille cent cinquante hommes, dont :
  • le bataillon belge ou « Kibat », d'environ quatre cents hommes
  • un bataillon bengali (au nord de Kigali), d'environ trois cent septante hommes
  • un bataillon ghanéen, d'environ deux cent vingt-cinq hommes
  • et un bataillon tunisien d'environ soixante hommes
10. Le Conseil des ministres belge a décidé, le 19 novembre 1993, de fixer la contribution militaire belge à la MINUAR à un bataillon de trois cent septante militaires, extensible à quatre cent cinquante hommes.
Ce bataillon, qui comportera effectivement quatre cent dix hommes, était placé, au moment des faits litigieux, sous le commandement du lieutenant-colonel Z.
Il était réparti dans différents cantonnements dans tout Kigali, dont le cantonnement basé à l'ETO, sous les ordres du capitaine L. qui comprenait nonante militaires environ.
11. Au soir du 6 avril 1994, l'avion présidentiel ramenant le président rwandais (Hutu) Habyarimana ainsi que d'autres importantes personnalités de Dar-es-Salaam en Tanzanie, a été abattu vers vingt heures trente par des missiles sol-air, tirés d'un lieu proche de l'aéroport de Kigali, au moment où il s'apprêtait à atterrir. Il n'y a eu aucun survivant.
12. Aussitôt après l'attentat, l'armée rwandaise et la milice ont dressé des barrières routières dans et autour de la ville de Kigali et la garde présidentielle et les milices ont déclenché un massacre [5] dans toutes les régions du pays, de Tutsis ainsi que de Hutus modérés favorables aux Accords d'Arusha, lequel ne s'arrêtera que le 18 juillet 1994, à l'entrée victorieuse du FPR dans Kigali.
Le premier ministre du gouvernement de coalition, madame Agathe Uwilingiyimana, et plusieurs ministres ont été assassinés à Kigali dès le 7 avril 1994.
Le 7 avril 1994, les troupes du FPR, dont certaines cantonnées à Kigali même, ont repris la guerre ouverte avec les forces armées rwandaises.
13. Le 7 avril 1994 encore, dix casques bleus belges de la MINUAR, qui devaient assurer la protection de madame Uwilingiyimana, ont été entraînés dans un camp de l'armée rwandaise et assassinés, tandis que cinq casques bleus ghanéens qui les accompagnaient étaient épargnés.
C'est un exemple, nullement unique, du fait qu'un sentiment anti-belge [6] existait ou pouvait facilement être attisé, qui précarisait la présence des ressortissants belges, militaires ou non, au Rwanda, et qui met en lumière, d'autre part, que la protection des militaires par leur armement n'était que relative.
Cet épisode dramatique est aussi illustratif du fait que porter le casque bleu ne donnait pas de garantie absolue d'une attitude pacifique de la part des troupes ou de milices en action au Rwanda.
14. Dès lors, la Belgique n'aura de cesse, voire comme obsession, que d'essayer de retirer, le plus rapidement possible ses soldats engagés au Rwanda et d'évacuer ses propres ressortissants, et la protection des populations civiles du Rwanda passera à l'arrière-plan de ses préoccupations.
Le gouvernement belge, le 8 avril 1994, a décidé d'entamer l'opération « Silver Back », consistant en l'envoi, au Rwanda, à partir du 9 avril 1994, d'unités de l'armée belge, dont des paras-commandos, sous commandement belge, afin d'organiser le rapatriement des ressortissants belges et d'autres expatriés [7].
Les 10-11 avril 1994, les quelque mille cent militaires de l'opération Silver Back ont entamé l'opération de récupération et exfiltration d'expatriés, dont mille cinq cent vingt belges, résidant au Rwanda. Cette opération se terminera le 15 avril 1994, lorsque les derniers civils belges auront quitté le Rwanda.
La Belgique a, d'autre part, fait pression, notamment dans ses contacts avec les
Nations Unies à partir du 12 avril 1994, pour le retrait du contingent belge de la
MINUAR, ce que le Secrétaire général de l'ONU, monsieur Boutros-Ghali, déplorera, en estimant que, sans la présence belge, le mandat deviendrait intenable et, d'une manière générale, pour que la mission de la MINUAR ne se poursuive pas.
Elle a obtenu de pouvoir retirer ses casques bleus, et les derniers casques bleus belges ont quitté Kigali le 19 avril 1994.
Pour être complet, il faut noter que le même souci de la protection des ressortissants non rwandais était également présent au sein des Nations Unies, en ce qui concerne « la communauté UN » et les expatriés.
15. Dès le 7 avril 1994, les Tutsis ou Hutus modérés ont tenté de trouver refuge dans des endroits supposés plus sûrs que leurs propres habitations comme les églises, hôpitaux, édifices publics.
Entre le 7 avril 1994 et le 11 avril 1994, environ deux mille Tutsis et quelques Hutus modérés ont cherché refuge à l'ETO, où étaient cantonnés les nonante soldats belges de la MINUAR, commandés par le capitaine L., et où se trouvaient aussi cent quarante-trois expatriés.
Le colonel X. a tenté dans un premier temps de leur refuser l'accueil, avant d'y renoncer.
Ainsi, l'ETO a été à ce moment-là de facto transformée en camp de réfugiés sous la protection de fait de soldats appartenant au détachement belge de la MINUAR.
16. Le 11 avril 1994, des soldats français sont passés à l'ETO pour évacuer les ressortissants étrangers se trouvant à l'ETO.
Vers treize heures quarante-cinq, les soldats belges de la MINUAR ont évacué leur cantonnement en tirant en l'air pour empêcher que les réfugiés rwandais n'entravent leur sortie.
Aucune alternative de nature à garantir la sécurité des réfugiés rwandais de l'ETO n'a été mise en pratique.
Les quelque deux mille réfugiés laissés à l'ETO ont été abandonnés de facto, aux exactions des miliciens Interhamwe qui encerclaient l'école, et de gendarmes rwandais.
Dès le départ des soldats belges, les miliciens Interahmwe ont investi l'ETO pour y massacrer les réfugiés.
Un nombre important de réfugiés, parmi lesquels des demandeurs, ont quitté l'enceinte de l'ETO, mais pour l'essentiel ont été interceptés par des gendarmes rwandais qui ont poursuivi le massacre au croisement nommé Nyanza-Rebero, avec l'aide de miliciens Interahamwe.
La plupart des deux mille réfugiés ont été tués dans les heures qui ont suivi le départ des soldats belges.
17. Le soir du 12 avril 1994, les troupes du FPR cantonnées à Kigali, qui étaient sorties de leur propre cantonnement, ont évacué une centaine de blessés qui ont échappé au massacre.
18. Il ressort des débats que la mise en danger de mort immédiate des réfugiés abandonnés à leur sort, ne pouvait être ignorée des responsables de l'évacuation, étant donné :
  • la répétition d'incidents sanglants alentour dès avant ce départ ;
  • la présence menaçante autour du camp des miliciens Interahamwe ;
  • la réaction de panique des réfugiés eux-mêmes quant à un éventuel départ des soldats et les récits qu'ils ont pu faire de ce qui se passait au dehors, jusqu'à leur arrivée à l'ETO ;
  • les mesures, très significatives à cet égard, prises pour tenter de rendre le départ des militaires belges peu visible des réfugiés ;
  • les tentatives de trouver des solutions de protection alternatives ;
  • plusieurs déclarations des principaux protagonistes montrent également que les enjeux réels du départ de l'ETO dans ces conditions étaient connus.
Si, dans les premières heures après l'attentat, un certain flottement a pu se produire dans l'appréhension de l'évolution de la situation, ce n'était plus le cas au moment des faits litigieux.
D'autre part, le capitaine L. avait bel et bien informé ses supérieurs hiérarchiques de la présence des deux mille Rwandais, et avait même refusé, dans un premier temps, de procéder à l'évacuation du poste.
19. Le 12 avril 1994, les soldats qui avaient quitté l'ETO ont accompagné, sous le commandement du capitaine L., soixante personnes parmi lesquels des Rwandais travaillant pour les Nations Unies, de l'école française vers l'aéroport.
20. Parmi les deux mille réfugiés ayant trouvé refuse à l'ETO, madame U. recense sa soeur, Marie-Rose Um., son beau-frère, Guido R., et les enfants de ces derniers.
Madame U. a relaté avoir quitté l'enceinte de l'ETO avec sa famille au départ des soldats belges pour se réfugier ailleurs dans Kigali, mais qu'ils ont été interceptés par des gendarmes rwandais.
Sa soeur, le mari de celle-ci et les enfants de ces derniers ont été assassinés, elle-même a été gravement blessée par des coups de machette mais a échappé à la mort.
21. Madame M. expose que sa famille, soit son mari, monsieur N., qui avait participé à la conclusion des Accords d'Arusha et était à ce titre particulièrement menacé, et avait bénéficié d'une protection de la MINUAR dès avant le 6 avril 1994, ses enfants mesdames I. et Uj., et monsieur Uw., auraient été évacués vers l'ETO sur ordre du capitaine L. pour assurer leur protection.
Lors de l'évacuation de l'ETO, monsieur N. a été intercepté puis emmené par les soldats rwandais et a été assassiné.
22. Madame Mu. expose (avec ses enfants, messieurs Ru. et K.) que plusieurs membres de la famille, dont son mari, monsieur Fidèle Ka., et son beau-frère, monsieur Ruh., ont trouvé la mort lors des faits litigieux ; madame Mu. elle-même a été blessée mais non tuée. Monsieur B. expose qu'il a perdu son beau-frère, monsieur Fidèle Ka., et a lui-même manqué être tué.
23. Il n'y a avait pas d'empêchement absolu, inhérent au mandat de la MINUAR ou aux circonstances de fait, que les soldats cantonnés à l'ETO y demeurent au-delà du 11 avril 1994 et continuent à faire bénéficier les réfugiés de l'ETO de leur présence.
Pour autant, les conditions précaires dans lesquelles se trouvaient les militaires belges de l'ETO, et qui seront rappelées ci-dessous ne doivent pas être artificiellement occultées.
La décision de regroupement de forces éparpillées dans Kigali dans un environnement hostile peut s'expliquer sur le plan logistique et stratégique.
24. Il convient, par contre, de rappeler que le simple fait pour la compagnie de
soldats belges d'être restés à l'ETO jusqu'au 11 avril 1994 avait suffi, de facto, à empêcher des exactions contre les réfugiés dans le camp.
Recevabilité
Quant au fait que les tribunaux belges seraient sans
juridiction
25. Pour l'Etat belge, les tribunaux belges seraient sans juridiction pour se prononcer sur sa responsabilité dans la mesure où reconnaître celle-ci impliquerait nécessairement que le tribunal se prononce sur la responsabilité de l'Organisation des Nations Unies et des autres Etats membres de celle-ci.
La thèse des demandeurs supposerait en effet nécessairement que la Communauté internationale et les Nations Unies avaient elles-mêmes une obligation d'agir à laquelle elles ont manqué. Or, le tribunal de céans est sans juridiction à l'égard de l'ONU et de ses Etats membres autres que la Belgique en raison de leur immunité de juridiction. Dès lors, il ne pourrait, dans ces circonstances, se prononcer sur la prétendue responsabilité conjointe de la Belgique.
26. Le tribunal ne partage pas cette opinion. En effet, la thèse défendue par les parties demanderesses est précisément que le contrôle des troupes stationnées à l'ETO a été retiré à la MINUAR et placé sous la responsabilité exclusive de l'Etat belge lequel aurait commis seul les fautes reprochées, entraînant une responsabilité qui lui est propre.
Cette contestation devra être vidée lors de l'examen de l'objection de recevabilité tenant à l'argument de prescription ou de l'examen du fond, mais telles qu'elles sont exposées, les demandes ne tendent pas à mettre en cause la responsabilité de l'ONU ou d'autres Etats membres.
On ne se trouve pas dans les conditions de la jurisprudence citée par l'Etat belge où il était reproché à celui-ci d'avoir consenti au sein de l'OTAN, à une opération militaire, au Kosovo, décidée par l'OTAN, et d'y avoir apporté un soutient opérationnel.
Comme le précisent les demandeurs, « les faits reprochés à l'Etat belge ne relèvent pas de son action en qualité d'Etat participant à la MINUAR ».
Quant à l'argument de prescription
27. L'action de madame M. et consorts a été introduite le 7 avril 2004, un peu moins de dix ans après les faits litigieux.
L'action de madame U. a été introduite le 4 décembre 2007, soit un peu plus de treize ans après les faits litigieux.
L'Etat belge, ainsi que messieurs X., Z. et L., soulèvent que les demandes, dès lors qu'elles se fondent sur une responsabilité extracontractuelle des parties défenderesses, sont prescrites en fonction de l'article 2262bis du code civil (tel qu'en vigueur depuis le 27 juillet 1998), lequel stipule que :

« Paragraphe premier. (...) toute action en réparation d'un dommage fondée sur une responsabilité extracontractuelle se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l'identité de la personne responsable ».

Dans leur thèse, les demandeurs ont eu, dès le 11 avril 1994, connaissance de leur dommage ; ils ont vu les militaires partir de l'ETO et ont donc pu, dès le départ, identifier les personnes qu'ils jugent responsables du préjudice qui leur a été causé au sens de l'article 2262bis du code civil.
Leur action serait prescrite depuis le 11 avril 1999 [8].

Connaissance de l'identité de la personne responsable

28. Madame U. oppose qu'elle considérait au départ la MINUAR comme responsable (sans pouvoir agir contre elle en vertu de l'immunité des Nations Unies).
La responsabilité de l'Etat belge (la seule qu'elle recherche en la cause) ne lui aurait été connue que bien postérieurement aux faits.
La publication du rapport de la Commission d'enquête parlementaire ne laissait pour elle « qu'entrevoir » [9] une éventuelle responsabilité.
C'est la lecture du livre du général D. paru en décembre 2003 [10], voire les témoignages produits lors du procès d'assises du major C., au printemps 2007, qui lui ont révélé que l'ordre d'évacuation litigieux émanait en fait de la Belgique - les casques bleus étant repassés en fait sous le commandement de l'armée belge et l'ordre d'évacuation se conformant à une décision prise par le gouvernement belge.
Dès lors, l'identité de l'Etat belge comme responsable de son dommage ne lui a été connue au plus tôt qu'en 2003 et la prescription visée à l'article 2262 du code civil ne pouvait survenir au plus tôt qu'en 2008, soit postérieurement à l'intentement de son action.
29. La question de savoir qui, de l'ONU ou de l'Etat belge, porte la responsabilité du départ des casques bleus belges, est, selon ce dernier, étrangère à l'article 2262bis du code civil. Elle constitue l'un des objets de la procédure qu'il appartenait aux demandeurs d'engager dans le délai [11].
30. Le tribunal considère qu'effectivement, suivre la thèse de madame U. aurait pour conséquence ultime qu'en cas de contestation, l'identité du responsable ne serait connue que par le jugement statuant sur cette contestation, et dès lors la prescription, dans la plupart des cas, ne pourrait jamais intervenir [12].
A tout le moins, et au mépris de toute sécurité juridique, la victime pourrait situer elle-même assez librement le moment où une personne devient pour elle le responsable désigné.
A supposer même qu'en l'espèce la détermination des responsabilités étatiques ou supra-étatiques ait demandé une certaine mise en perspective des événements, encore celle-ci était elle faite, bien avant les dates citées par madame U., lors des travaux parlementaires au cours de la session 1997-1998, même si ceux-ci « n'établissent pas formellement la responsabilité de l'Etat belge ».
Il y a lieu de considérer, comme le soutient l'Etat belge, que l'identité de la personne dont madame U. recherche la responsabilité lui était connue, plus de cinq ans avant l'intentement de son action, indépendamment des polémiques encore présentes à ce jour, quant aux rôles respectifs de l'Etat belge ou de la MINUAR.

Prescription de l'action civile résultant d'une infraction

31. Les parties demanderesses opposent également à l'argument de prescription, l'article 26 du titre préliminaire du code d'instruction criminelle, tel que modifié par la loi du 10 juin 1998, qui dispose que :

« l'action civile résultant d'une infraction se prescrit selon les règles du code civil ou des lois particulières qui sont applicables à l'action en dommages et intérêts. Toutefois, celle-ci ne peut se prescrire avant l'action publique ».

La prescription de l'action civile est donc dépendante de la prescription de l'action publique, en ce que la première ne peut être plus courte que la seconde.
L'argumentation des parties demanderesses peut être synthétisée comme suit :
En l'espèce, les actions civiles résulteraient de la commission d'infractions imprescriptibles sanctionnées par l'article 136septies, 5°, du code pénal [13], à savoir le fait de ne pas avoir empêché, par une omission d'agir, des violations graves du droit international humanitaire, telles que réprimées par les articles 136bis (crime de génocide), 136ter (crime contre l'humanité) et 136quater (crime de guerre) du code pénal, commis contre les réfugiés de l'ETO.
L'imprescriptibilité de telles infractions se déduirait de celle des infractions visées aux articles 136bis, 136ter et 136quater, laquelle résulte a contrario de l'article 21 du titre préliminaire du code d'instruction criminelle, libellé comme suit :

« sauf en ce qui concerne les infractions définies dans les articles 136bis, 136ter et 136quater du code pénal, l'action publique sera prescrite après dix ans, cinq ans ou six mois à compter du jour où l'infraction a été commise, selon que cette infraction constitue un crime, un délit ou une contravention ».

En effet, l'article 136septies du code pénal sanctionne de la même peine l'omission d'agir pour empêcher l'infraction et l'infraction consommée :

« sont punis de la peine prévue pour l'infraction consommée : (...)

» 5. L'omission d'agir ... ».

Dès lors, pour les demandeurs, des infractions réprimées de la même manière doivent obéir aux mêmes règles de prescription et l'infraction reprochée à l'article 136septies, 5°, est imprescriptible et comme les infractions visées aux articles 136bis, 136ter et 136quater, et les actions civiles découlant de cette infraction le seraient également.
32. L'imprescriptibilité des infractions visées aux articles 136bis, ter, quater et
septies de l'article 136 du code pénal n'est pas en tant que telle remise en cause par les défendeurs.
A tout le moins, à supposer même que les violations graves du droit humanitaire visées aux articles 136bis, ter, quater du code pénal et/ou l'infraction visée à l'article 136septies, 5°, ne soient pas imprescriptibles, les demandeurs font encore valoir à bon droit, subsidiairement, qu'il y aurait alors lieu d'appliquer à ces infractions la prescription de quinze ans, dès lors que l'article 21 du code d'instruction criminelle considère que :

« Le délai de prescription sera (...) de quinze ans si cette infraction est un crime qui ne peut être correctionnalisé en application de l'article 2 de la loi du 4 octobre 1867 sur les circonstances atténuantes ».

Les infractions susvisées sont punies de la réclusion à perpétuité en vertu de l'article 136quinquies. Il s'agit de crimes non correctionnalisables [14].
Les considérations en ordre plus subsidiaire de madame M. et consorts quant au fait que même un crime « simple » se prescrit par dix ans, apparaissent ici surabondantes.
Enfin, le tribunal n'aperçoit pas la pertinence, au niveau de l'appréciation de la prescription, de la référence à l'article 422bis du code pénal, qui réprime la non-assistance à personne en danger, le délai de prescription de l'action publique n'étant pas en ce cas supérieur au délai résultant de l'article 2262bis du code civil.
33. En tant que les actions civiles se fondent valablement sur une infraction à l'article 136septies, 5°, du code pénal, elles ne sont pas prescrites.
Il importe, toutefois, que les demandeurs établissent dans un premier temps que les faits qu'ils reprochent sont constitutifs de l'infraction concernée, avant d'examiner, cette fois au fond, si ces faits sont établis.
34. Les défendeurs invoquent que l'article 136septies, 5°, combiné aux articles 136bis, ter ou quater, ne peut être appliqué aux faits reprochés, dès lors que :
a. il ne peut y avoir d'omission d'agir au sens de ces articles que dans le chef de supérieurs militaires ou hiérarchiques, qualité que ne possédaient pas les soldats belges présents à l'ETO à l'égard des miliciens ou des soldats rwandais.
Une telle restriction ne figure pas dans le texte de cet article, lequel a pour but de contraindre ceux qui en ont le pouvoir matériel à intervenir pour empêcher des violations du droit international humanitaire.
Certes, les défendeurs citent à l'appui de leur thèse certains passages des travaux préparatoires de la loi du 16 juin 1993 qui vont dans le sens de la thèse qu'ils défendent.
Les travaux préparatoires ne peuvent pourtant aller à l'encontre de ce que le texte en question établit clairement.
Si même une incrimination pénale doit être interprétée de manière restrictive, il n'y a pas lieu ici sous couvert d'interprétation de restreindre artificiellement la portée d'un texte clair.
b. les actes posés par les miliciens ou les gendarmes rwandais à l'égard des réfugiés ne pourraient être qualifiés de crimes de guerre (soit une incrimination, actuellement reprise [à] l'article 136quater du code pénal qui existait dès la loi du 16 juin 1993 [15]), à défaut d'un conflit armé international.
L'article 136quater dispose notamment :

« Paragraphe premier. Constituent des crimes de droit international et sont réprimés conformément aux dispositions du présent titre, les crimes de guerre visés aux Conventions adoptées à Genève le 12 août 1949 et aux Protocoles I et II additionnels à ces Conventions, (...), lorsque ces crimes portent atteinte, par action ou omission, à la protection des personnes et des biens garantie respectivement par ces Conventions, Protocoles, lois et coutumes (...) : 1. l'homicide intentionnel ; (...) 3. le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé ».

Pour le tribunal, l'article 136quater vise notamment les homicides intentionnels ou atteintes graves à l'intégrité physique, commis dans le cadre du conflit armé non international [16], qui opposait les forces armées rwandaises (FAR) ou des groupes armés organisés et le front patriotique rwandais (FPR), à l'encontre des réfugiés de l'ETO, soit des personnes protégées par les Conventions de Genève [17].
Dès lors que la qualification de crimes de guerre peut être retenue, il est surabondant de vérifier, du point de vue de la prescription, si les violences commises à l'encontre des réfugiés pouvaient à l'époque être sanctionnées en droit belge en tant que crimes contre l'humanité ou crimes de génocide, avant l'entrée en vigueur de la loi du 10 février 1999, ou si le principe de non-rétroactivité de la loi pénale y faisait obstacle.
Dans leurs dernières conclusions de synthèse, madame M. et consorts écartent, par ailleurs, dorénavant le recours à ces incriminations.
c. les défendeurs contestent également qu'ils avaient la possibilité réelle d'empêcher les crimes de guerre en question, ce qui est un des critères pour l'application de l'article 136septies, 5°, du code pénal ; toutefois, les demandeurs estiment qu'ils avaient cette possibilité et qu'ils ont omis d'en faire usage et il s'agit donc d'une question non de qualification, mais d'appréciation des faits quant au fond.
35. Les griefs, tels que formulés par les demandeurs contiennent, dès lors, les éléments constitutifs de l'omission d'agir pour empêcher des crimes de guerre, infraction sur laquelle ils basent leurs actions, et le délai de prescription est prolongé jusqu'à la prescription de l'action publique, tout en limitant le champ des demandes civiles aux comportements constitutifs d'une telle infraction.

Position particulière de l'Etat belge

36. L'Etat belge oppose encore que sa responsabilité civile ne pourrait être recherchée en fonction d'une infraction commise par lui, dès lors que la responsabilité pénale de l'Etat belge ne peut être recherchée (et ce, même après l'entrée en vigueur de la loi du 4 mai 1999 consacrant la responsabilité pénale des personnes morales et modifiant l'article 5 du code pénal).
Les parties demanderesses n'ont pas répondu à cette objection essentielle. En effet, faute d'action publique à l'égard de l'Etat belge, le délai de prescription de l'action civile introduite à son encontre ne peut, en principe, être prolongé au-delà de celui prévu par l'article 2262bis du code civil, soit en-deçà de l'intentement effectif des actions. L'action est prescrite en tant qu'elle se baserait sur une prétendue infraction commise par l'Etat belge.
37. La question subsiste toutefois et n'a été qu'effleurée par certaines parties (madame U. pour laquelle «le principe d'imprescriptibilité vise non seulement les auteurs des faits mais également les civilement responsables ») de savoir si les conséquences civiles éventuelles pour l'Etat belge des infractions reprochées aux autres défendeurs, à savoir messieurs X., Z. et L. (considérés comme organes ou préposés de l'Etat) sont elles aussi frappées de prescription.
En d'autres termes, il convient de déterminer si l'action civile contre une personne résultant d'une infraction commise par autrui (dont elle doit le cas échéant répondre) [18] rentre dans les prévisions de l'article 26 du titre préliminaire du code d'instruction criminelle.
Il convient de rouvrir les débats sur ces points, avant de se prononcer plus avant quant à la recevabilité des actions à l'égard de l'Etat belge, afin que les parties puissent échanger et préciser leurs arguments.
38. Encore faut-il préalablement savoir si messieurs X., Z. et L. ont posé chacun l'acte qui leur est reproché (l'ordre ou l'exécution de l'ordre, chacun à leur niveau, d'évacuer l'ETO) en qualité de casques bleus de la MINUAR ou en qualité de soldats sous le commandement de l'armée et de l'Etat belge, et dès lors si la décision d'évacuer l'ETO était une décision imputable à la MINUAR - dans le cadre d'un regroupement des cantonnements de la MINUAR - ou à la Belgique - dans le cadre d'un regroupement des militaires belges et d'une mise à disposition de l'opération Silver Back [19].
Pour les défendeurs, il ya eu coordination et partage de mission entre la MINUAR et les opérations « Amaryllis » et « Silver Back ». La compagnie cantonnée à l'ETO n'a pas été soustraite à l'autorité de la MINUAR et du général D. et aurait reçu l'ordre de la MINUAR de se rendre à l'hôtel Méridien pour poursuivre des opérations d'évacuation de membres des Nations Unies et d'expatriés, suivant un plan mûri au sein de l'ONU dès le 8 avril 1994, ce qui relève de la responsabilité de la MINUAR.
Pour les demandeurs, le colonel X., dont il n'est pas contesté qu'il a pris la décision d'évacuation de l'ETO, aurait pris cette décision en application des instructions données par le lieutenant-général J.C., chef d'état-major de l'armée belge, sans passer par le général D., afin de faire participer les militaires présents à l'ETO à l'opération Silver Back ; le contingent belge de la MINUAR recevait ses ordres directement de la Belgique et l'évacuation de l'ETO serait un des premiers actes d'exécution du regroupement des forces belges sous commandement belge.
Il est clair que des tiraillements très importants avaient lieu entre les autorités belges et la MINUAR et que des pans entiers des forces belges étaient soustraites, de fait, à l'autorité de la MINUAR. Le général D. s'est plaint explicitement que les soldats belges présents à l'aéroport aient été soustraits de facto à son autorité [20], que des officiers belges lui aient été retirés [21].
Le général D. ne s'est pas exprimé aussi explicitement quant au fait qu'on lui aurait retiré la maîtrise des casques bleus belges cantonnés à l'ETO. Toutefois, il parait suffisamment significatif au tribunal qu'à aucun moment, dans la décision concrète d'évacuer l'ETO, qui était particulièrement lourde de conséquences, il n'a été question de la moindre concertation entre le colonel X. et le général D., alors qu'il ressort, par contre, des éléments produits que la concertation était permanente entre ce dernier et l'état-major de l'armée belge, qui n'hésitait pas, par ailleurs, à passer outre l'avis de la MINUAR.
Il y a lieu de considérer, dès lors, que la décision d'évacuer l'ETO est une décision prise sous l'égide de la Belgique et non de la MINUAR.
Au fond, quant aux demandes à l'encontre de messieurs X., Z. et L.
39. Les demandeurs, qui postulent indemnisation sur la base de fautes extracontractuelles, ont la charge de prouver la faute commise, et le dommage en lien causal avec celle-ci.
Par ailleurs, dans le cas d'une demande fondée sur une infraction à la loi pénale, il appartient à la partie demanderesse d'établir l'imputabilité de l'infraction à la personne dont la responsabilité est recherchée, de même que l'inexistence d'une cause de justification, soit toute circonstance de nature à faire disparaître ou exclure l'infraction, qui lui serait opposée avec une vraisemblance suffisante.
Cette preuve peut, en l'espèce, être rapportée par toute voie de droit et il appartient au juge d'apprécier la force probante des éléments qui lui sont soumis.
Une simple allégation d'une partie, contestée de part adverse, ne peut à elle seule tenir lieu de preuve.
40. Les griefs formulés par l'un ou l'autre des demandeurs à l'égard de l'attitude générale prise par l'Etat belge tels que l'absence de prise de mesures pour arrêter le génocide, la décision de retirer les casques bleus belges de la MINUAR et le moment où cette décision a été prise, l'absence d'implication de la Belgique au-delà de la protection de ses propres ressortissants - a fortiori les griefs quant à la politique menée dans ce même contexte par l'ONU, qui n'est pas à la cause - ne concernent pas directement messieurs X., Z. et L.
Ces derniers n'avaient pas la possibilité d'influer sur le cours général des événements au Rwanda, sur la décision de retirer les casques bleus belges de la MINUAR, sur l'affectation des soldats de l'opération Silver Back.
41. La question qui se pose, en ce qui les concerne, est limitée, par le biais de la prescription, au fait de savoir si avoir évacué l'ETO constitue une omission d'agir face à des crimes de guerre en voie d'exécution et s'ils devaient tenir la décision d'évacuation, sans solution de protection des réfugiés, pour illégale et y résister.
42. La question de la faute se pose d'une manière spécifique pour monsieur L. en ce qui concerne monsieur N., dont les proches invoquent qu'il avait reçu pour mission de le protéger, qu'il l'aurait amené dans ce but, avec sa famille, à l'ETO et dont il aurait refusé que les soldats français l'évacuent [22].
43. Le reproche fait spécifiquement à monsieur X. d'avoir refusé dans un premier temps, que des réfugiés viennent s'installer à l'ETO, qui n'a pas été suivi d'effet, n'est pas de nature à lui conférer une responsabilité particulière quant à la décision d'évacuation.
44. Par ailleurs, le tribunal constate que les défendeurs n'établissent pas de distinctions entre eux, du point de vue d'éventuelles responsabilités, bien qu'ils n'aient pas occupé la même position dans la chaîne de commandement.

Quant à la faute pénale

45. Pour rappel, l'article 136septies, 5°, du code pénal sanctionne le fait d'avoir :

« omis d'agir dans les limites de leur possibilité d'action de la part de ceux qui avaient connaissance d'ordres donnés en vue de l'exécution d'une telle infraction ou de faits qui en commencent l'exécution [23], et pouvaient en empêcher la consommation ou y mettre fin ».

46. Les défendeurs contestent avoir eu connaissance de faits qui commençaient l'exécution de crimes de guerre.
Cette question a déjà [été] abordée dans l'exposé du cadre du litige.
Pour le tribunal, les défendeurs, chacun à leur échelon, ne pouvaient ignorer les crimes de guerre à grande échelle (homicides intentionnels, atteintes volontaires graves à l'intégrité physique perpétrées contre les Tutsis) qui se commettaient avant l'évacuation de l'ETO, et qui étaient immanquablement appelés à s'exercer sur les réfugiés de l'ETO dès lors que la protection par les soldats belges cesserait.
Il n'est pas requis, pour que l'infraction soit établie, qu'ils aient eu connaissance en outre d'ordres officiels donnés en vue de perpétrer de tels faits.
A cet égard, les dénégations des défendeurs ne convainquent pas, en tout cas quant à une prétendue ignorance qui aurait persisté jusqu'au 11 avril 1994.
Le capitaine L. a opportunément rappelé :

« J'avais essayé de prendre toutes les mesures dans les jours précédents pour essayer de limiter l'impact de notre départ sur les réfugiés, sans y parvenir. 1. Je n'avais pas les moyens d'organiser des convois vers un lieu sûr. (...) 5. La situation des réfugiés à Don Bosco était connue de tous et avait été relayée vers la Belgique via le Cops, sans que cela influe sur la décision du gouvernement belge à l'époque de ne pas laisser 3Bn Para nous renforcer ... ».

De manière encore plus significative, il est rappelé en page 28 des conclusions X., Z. et L. :

« Le second concluant a donc prévenu les réfugiés du risque probable de leur départ, et leur a donné le seul conseil de survie [24] possible : quitter l'ETO de nuit, par petits groupes, tant que les troupes belges étaient encore présentes ».

Il est contradictoire d'invoquer par ailleurs que le transfert des réfugiés ne pouvait être envisagé, « d'autant plus que, lors des contrôles aux barrages placés un peu partout dans Kigali, les réfugiés Tutsis devaient descendre du véhicule et étaient exécutés ».
Il est, en outre, illusoire de considérer que les miliciens Interahamwe qui encerclaient le camp n'étaient pas animés d'intentions homicides ou qu'une aide vainement sollicitée jusqu'alors des autorités rwandaises allait intervenir.
Les défendeurs ne pouvaient nourrir aucune illusion quant au sort qui attendait les réfugiés après le départ des casques bleus belges.
47. Le fait d'avoir obéi à des ordres n'est pas de nature en soi à sublever les militaires de leurs responsabilités éventuelles, dès lors que ces ordres étaient de nature à entraîner la commission de crimes de guerre, pas plus que le fait d'avoir cherché vainement avant l'évacuation des solutions alternatives pour la protection des réfugiés.
48. Il y a lieu, par contre, de s'attacher à la question, explicitement posée par l'article 136septies, 5°, de la capacité réelle qu'avaient les défendeurs, dans les circonstances concrètes qu'ils rencontraient, d'empêcher la consommation de crimes de guerre ou y mettre fin.
Les défendeurs invoquent qu'ils ne pouvaient avoir une attitude offensive, puisque toute entorse aux règles d'engagement de la MINUAR aurait mis celle-ci en danger vis-à-vis des belligérants : cet argument tient mal dès lors que la simple présence passive des militaires garantissait déjà une sécurité aux réfugiés et que les contours de leur mission les autorisait à réagir en légitime défense si le cantonnement était attaqué.
Ils soulignent également :
  • la faiblesse et l'isolement de leur effectif, la pauvreté de l'armement et des munitions ;
  • la situation sanitaire ;
  • l'absence de ravitaillement, malgré quelques sacs de riz apportés par le colonel Rus., qui aurait posé des problèmes « à brève échéance » ;
  • le danger qui poserait sur les soldats eux-mêmes dans le climat d'hostilité aux soldats belges, même sous casque bleu, comme l'avait démontré l'assassinat des dix para-commandos ;
  • le grand aléa lié à une évacuation des réfugiés vers un lieu plus sûr ;
  • l'absence de toute perspective de renfort à court terme alors que le maintien de la situation devenait intenable ;
  • en ce qui concerne le cas particulier de la proximité de soldats du FPR, les défendeurs mettent en doute que la priorité du FPR, par ailleurs méfiant à l'égard de la Belgique, était la protection des réfugiés de l'ETO, étant engagé dans ses propres combats contre les FAR, et que rien n'indiquait a priori qu'il se rapprocherait dès le lendemain de l'ETO ;
  • le fait qu'ils ne pouvaient compter sur aucun soutien des autorités officielles rwandaises, sauf une aide ponctuelle de quelques responsables modérés ; la suite des événements a montré effectivement que des gendarmes rwandais, ou la garde présidentielle, loin de protéger les réfugiés, ont participé à leur anéantissement ;
  • le fait qu'ils ne pouvaient compter sur les autres soldats de la MINUAR, auxquels il a été fait appel en vain dans d'autres circonstances.
A l'inverse, les demandeurs mettent en exergue le fait qu'il s'agissait de troupes d'élite, mieux armées que les miliciens Interahamwe, qui n'osaient pas s'attaquer à des soldats organisés, et l'absence de recherche véritable de solutions alternatives :
  • du côté de la MINUAR, dont les troupes restées sur place après le départ des casques bleus belges a pu sauver des milliers de vies ;
  • du côté du FPR qui a investi dès le lendemain la colline de Nyanza où beaucoup de réfugié de l'ETO ont été massacrés et qui progressait rapidement dans le quartier de Kicikuro ;
  • du côté du stade Amahoro tenu par les soldats bangladais, où le colonel Rus. dit avoir simultanément conduit d'autres réfugiés qui ont eu la vie sauve.
Enfin, les demandeurs estiment que si les casques bleus belges avaient été attaqués, ils auraient reçu un soutien rapide des troupes belges, nombreuses, cantonnées non loin de là à l'aéroport.
Face à ces opinions très contrastées, et au temps écoulé, il convient, comme le soulignent les défendeurs, d'éviter tout anachronisme et d'essayer de se replonger aussi concrètement que possible dans les circonstances de l'époque.
A cet égard, la demande de Madame M. et consorts de projection à l'audience du film « Shooting dogs » [25], qui a trait aux événements en litige, avant dire droit quant au fond, apparaît pertinente et de nature à répondre au souci de mise en perspective des événements exprimé par les défendeurs.
L'exceptionnelle gravité des événements en cause valide aussi le fait de ne négliger aucun éclairage supplémentaire sur ceux-ci.
Il s'agit sans doute, comme le soulignent les défendeurs, d'une oeuvre partiellement de fiction, et qui n'est pas à prendre comme un témoignage filmé à valeur scientifique ou historique.
Toutefois, le film en question, appuyé des réactions des parties qui souhaiteront s'exprimer quant aux circonstances qui y seront relatées permettra vraisemblablement d'appréhender de manière plus concrète comment se présentait la situation sur place.
49. Les défendeurs invoquent également que l'option d'évacuer l'ETO, si elle a pu coûter des vies humaines, en a peut-être épargné d'autres.
Cette démonstration que le dommage causé aux réfugiés de l'ETO a pu épargner un dommage équivalent chez d'autres personnes n'est, en l'état, pas rapportée.

Quant au lien de causalité

50. Les défendeurs estiment qu'un lien causal certain entre l'infraction éventuelle à l'article 136septies, 5°, du code pénal résultant de l'évacuation de l'ETO et le dommage subi par les demandeurs n'est pas établi.
En effet, selon eux, rien ne dit, en cas de maintien à l'ETO, qu'une solution à plus long terme aurait pu être trouvée garantissant la vie des réfugiés et dès lors, qu'en l'absence de l'évacuation de l'ETO le 11 avril, le dommage (le décès des réfugiés, parmi lesquels des proches des demandeurs) ne se serait pas produit tel qu'il s'est réalisé in concreto.
51. Cependant, il est constant :
  • que les réfugiés n'ont pas été mis en danger tant que les casques bleus belges étaient là ;
  • qu'ils ont été massacrés dès après leur départ ; le fait qu'une partie des réfugiés aient été tués en dehors du cadre de l'ETO, sur la colline de Nyanza, ou que les soldats ou gendarmes rwandais aient participé aux tueries aux côtés des miliciens, n'est nullement de nature à rompre le lien de causalité ;
  • que différents témoignages, dont celui d'A.D. ou du colonel Rus., tendent à montrer que la plupart de ceux qui continuèrent à bénéficier de la protection des
    Nations Unies ont été sauvés.
Le rôle immédiat joué par l'évacuation de l'ETO sur les massacres de réfugiés est, dès lors, démontré à suffisance de droit sans que les demandeurs aient, en outre, à rapporter la preuve, impossible, que leurs proches, s'il n'y avait eu le massacre du 11 avril 1994, auraient survécu dans des circonstances de guerre, jusqu'en juillet 1994, à l'arrivée du FPR ; rien n'établit que sans l'évacuation de l'ETO, ils étaient voués à une mort certaine.
Même dans la thèse des défendeurs, ils ont perdu une chance certaine de survie.

Quant à l'évaluation du dommage

52. Cette question doit être, en l'état, réservée.

Dispositif conforme aux motifs.

Siég. :  M. Lepaffe.
Greffier : Mme Vernet.
Plaid. : MesE. Gillet, V. Dor, A.-S. Renson, M. Hirsch, N. Kumps, N. Angelet, V. 
Matarazzi, E. Degrez
, Ph. Lardinois et L. Walleyn.

 


[1] Des actions menées, dans les mois précédant les faits litigieux, en limite du mandat, avaient soulevé des critiques.
[2] Au contraire des missions d'imposition de la paix sous le chapitre VII comme en Somalie en 1992, nettement plus coercitives.
[3] Elle avait donc une certaine latitude d'action face à des violences ethniques, même si ce n'était pas sa fonction première.
[4] Dans sa résolution 918 du 17 mai 1994, le Conseil de sécurité précisera que « la MINUAR peut se voir contrainte d'agir dans l'exercice de la légitime défense contre des personnes ou des groupes qui menacent des secteurs et populations protégés, le personnel des Nations Unies et d'autres personnels humanitaires ou les moyens utilisés pour acheminer et distribuer les secours humanitaires ». La mission est étendue à « la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et les civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones humanitaires sûres ».
[5] Lequel fera plusieurs centaines de milliers de victimes.
[6] Qui ne se retrouvait pas à l'égard des Français, par exemple.
[7] Les Français déclenchaient une opération similaire, dit « Amaryllis ».
[8] Note du tribunal : même en prenant en considération les dispositions transitoires de la loi du 10 juin 1998 modifiant certaines dispositions en matière de prescription, les délais tels que calculés par les défendeurs
venaient à échéance avant la date d'intentement des actions.
[9] Mais on constate que madame U. y puise des éléments pour démontrer la responsabilité de l'Etat belge.
[10] « J'ai serré la main du diable. »
[11] Subsidiairement, l'Etat belge conteste la date à laquelle les faits vantés par madame U. ont été révélés et pouvaient être appréhendés.
[12] C'est précisément la conséquence à laquelle on aboutirait en l'espèce, les parties continuant dans le cadre du présent procès à identifier différemment soit la MINUAR, soit l'Etat belge, la personne responsable de l'ordre d'évacuation. En ce sens : M. Marchandise, La prescription libératoire en matière civile, Larcier, 2007, p. 61 : « l'identité exacte requiert que la victime ait en fait les informations permettant d'assigner une personne et, de la sorte, d'interrompre la prescription. Or, le détail des faits ne sera souvent connu que par l'échange des arguments dans le cadre d'un débat judiciaire. De même, dans une perspective litigieuse, c'est seulement le juge qui déterminera, en fin de procès, qui est la personne responsable. Avant la décision de justice, la partie préjudiciée en est réduite aux supputations ; à elle de diriger son action contre la personne qui ultérieurement sera dite responsable, ce dont il faudra sans doute considérer fictivement qu'elle avait connaissance ».
[13] Anciennement article 4, alinéa 5, de la loi du 16 juin 1993.
[14] En effet, l'article 2 de la loi du 4 octobre 1987 sur les circonstances atténuantes précise que ne sont pas correctionnalisables les infractions punies de plus de vingt ans de réclusion.
[15] Même si la loi du 16 juin 1993 a été abrogée par la loi du 5 août 1993, les faits qui étaient réprimés par cette loi le demeurent, cette dernière loi ayant maintenu le caractère répréhensible de ces faits, les peines prévues par ces deux lois étant identiques.
[16] « Une des originalités de la loi du 16 juin 1993 a été d'étendre son champ d'application aux conflits armés non internationaux tels que définis dans le Protocole II (conflits internes d'une certaine ampleur où les forces armées dissidentes contrôlent une partie du territoire), extension qui allait au-delà des obligations résultant de la ratification des Conventions de Genève et des Protocoles additionnels. En visant le Protocole II dans la définition des crimes de guerre, le législateur belge a décidé d'appliquer les incriminations prévues pour les conflits armés internationaux également aux faits commis dans le cadre d'un conflit armé non international, tel que défini par le Protocole II » (D. Vandermeersch, " Les poursuites et le jugement des infractions de droit international humanitaire en droit belge ", in Actualité de droit international humanitaire, La Charte, 2001, p. 136).
[17] Ainsi qu'il a déjà été jugé, notamment par la cour d'assises de Bruxelles dans son arrêt du 7 septembre 2006, en cause de C.
[18] Les demandeurs font valoir à différentes reprises que l'Etat belge est responsable civilement pour les actes posés par les militaires qui sont ses organes.
[19] Cette question ne se confond pas avec celle, plus large, des efforts déployés par l'Etat belge pour retirer officiellement le contingent belge de la MINUAR du Rwanda, qui n'impliquait pas ipso facto d'abandonner les réfugiés de l'ETO à leur sort le 11 avril 1994, ni avec la décision de l'Etat belge de ne pas affecter les soldats de l'opération Silver Back à la protection des civils rwandais.
[20] « J'ai parlé à (X.) du fait que l'unité qu'il maintenait à l'aéroport avait été ôtée de mon commandement pour être confiée à l'opération Silver Back. Il m'a répondu que ces ordres venaient de Bruxelles et qu'il n'y pouvait rien ».
[21] Mais il ne visait pas ici les défendeurs.
[22] Ce qu'il conteste.
[23] Ici de crimes de guerre consistant notamment en des homicides.
[24] Souligné par le tribunal.
[25] En tous cas des passages qui concernent les faits litigieux.


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Sommaire

  • Lorsque des militaires qui avaient connaissance d'ordres, même non officiels, en vue de l'exécution de faits qui ont constitué des crimes de guerre, omettent d'agir dans les limites de leurs possibilités d'action ou n'ont pas tenté d'empêcher leur consommation, ils commettent l'infraction prévue par l'article 136septies, 5°, du code pénal. - Le fait d'avoir obéi à des ordres n'est pas de nature, en soi, à dégager les militaires de leurs responsabilités éventuelles, dès lors que ces ordres étaient de nature à entraîner la commission de crimes de guerre, pas plus que le fait d'avoir vainement cherché des alternatives pour la protection de ceux qui en ont été victimes.

Mots-clés

  • Infraction - Personnes morales - Immunité de juridiction - O.N.U. - Etat belge - Exclusion
  • Prescription - Matières civiles - Action civile - Action découlant d'une infraction - Génocide - Imprescriptibilité
  • Responsabilité - Pouvoirs publics - Etat belge - Armée - Faits commis par des militaires - Abstention fautive - Omission d'agir dans la mesure de ses possibilité pour empêcher des crimes de guerre - Obéissance aux ordres

Date(s)

  • Date de publication : 30/09/2011
  • Date de prononcé : 08/12/2010

Référence

Tribunal civil Bruxelles (71 echambre), 08/12/2010, J.L.M.B., 2011/31, p. 1527-1542.

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Éditeur

Larcier

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