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29/03/2011
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Cour européenne des droits de l'homme (2e section), 29/03/2011


Jurisprudence - Généralités

J.L.M.B. 11/324
I. Droits de l'homme - Procès équitable - Cassation - Pourvoi en cassation - Recevabilité - Formalisme excessif - Violation.
II. Droits de l'homme - Généralités - Recevabilité des recours - Epuisement des voies de recours internes - Procédure de référé - Poursuite de la procédure au fond (non).
III. Droits de l'homme - Respect de la vie privée - Liberté d'expression - Liberté d'informer - Radio - T.V. - Censure préalable - Ingérence des autorités publiques - Prévisibilité suffisante - Cadre législatif et jurisprudentiel belge (non) - Violation. .
1. En subordonnant la recevabilité d'un moyen de cassation, dirigé contre un arrêt de référé qui fait droit à une demande de mesures provisoires, à l'invocation expresse d'une violation de l'article 584 du code judiciaire, la Cour de cassation fait preuve d'un formalisme excessif, constitutif d'une violation du droit d'accès à un tribunal consacré par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
2. L'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt. Partant, la poursuite d'une procédure au fond ne peut être considérée comme une voie de recours contre une décision de référé qui interdit la diffusion d'une émission de télévision. La recevabilité d'un recours à la Cour européenne des droits de l'homme ne peut donc être subordonnée à l'achèvement préalable de pareille procédure au fond.
3. Les articles 18, alinéa 2, 19, alinéa 2, 584 et 1039 du code judiciaire, combinés avec les article 8 de la Convention et 22 de la Constitution, ainsi qu'avec l'interprétation qu'en donne la jurisprudence, ne peuvent être considérés comme répondant à la condition de prévisibilité imposée par la Convention pour justifier une ingérence dans la liberté d'expression permettant à une juridiction de censurer préalablement la diffusion d'une émission de télévision dont il est prétendu qu'elle porte atteinte au respect d'une à la vie privée d'une personne.

(RTBF / Belgique )


Requête n° 50084/06
Extraits [1]
Procédure
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 50084/06) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une entreprise publique autonome de cet Etat, la Radio-télévision belge de la communauté française (RTBF) (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 novembre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). ...
3. La requérante alléguait en particulier une violation de son droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6, et une violation de son droit à la liberté d'expression, la liberté de la presse et la liberté de diffuser des informations, garantis par l'article 10 de la Convention. ...
En fait

I. Les circonstances de l'espèce

5. La requérante, entreprise de radio et télévision de service public de la Communauté française de Belgique, produit depuis de longues années une émission mensuelle d'actualités et d'investigations spécialement consacrée aux affaires judiciaires au sens large, dénommée « Au nom de la loi ». Selon la présentation qui en était faite sur son site « depuis sa création, " Au nom de la loi " a toujours essayé de fonctionner sur deux grands principes : la raison du plus faible, qui visait toujours à donner la parole au citoyen ordinaire, et le dessous des cartes, qui mettait en valeur les qualités d'investigation de ses journalistes ».
6. En 1999, le docteur D.B., docteur en médecine, spécialiste en neurochirurgie, exerçait avec un confrère une activité neurochirurgicale comprenant notamment une activité de garde à l'hôpital de Jolimont. A partir du 28 décembre 2000, plusieurs journaux belges, tant régionaux (La Nouvelle Gazette en décembre 2000 et en mai 2001) que nationaux (Le Soir en décembre 2000 et La Dernière Heure - quatre articles entre le 7 et le 28 décembre 2000) firent état de reproches émis par divers patients, qui avaient été opérés par le docteur D.B. Seuls deux articles le citaient nommément. Il ressort des informations fournies par les parties que ces articles n'avaient suscité aucune réaction de la part du médecin.
7. La requérante décida alors de consacrer une séquence de cette émission aux risques médicaux et, plus généralement, aux problèmes de communication et d'information des patients et aux droits dont ces derniers pouvaient se prévaloir, prenant à titre d'exemple les plaintes des patients du docteur D.B. évoquées par la presse écrite.
8. Lors de la préparation de cette émission, les journalistes de la requérante prirent contact, d'une part, avec certains patients et, d'autre part, avec des médecins spécialistes, des représentants du conseil de l'Ordre des médecins et le docteur D.B. Ce dernier refusa toute interview télévisée, mais accepta de répondre, à plusieurs reprises, en présence de ses conseils, pendant plusieurs heures, aux questions des journalistes de la requérante. L'émission projetée fut programmée pour être diffusée le 24 octobre 2001.
9. Par un exploit d'huissier du 3 octobre 2001, le docteur D.B. assigna la requérante devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, aux fins d'interdire la diffusion de l'émission « Au nom de la loi », sous peine d'une astreinte de cinq millions de francs belges par diffusion de l'émission sur une chaîne de télévision. Subsidiairement, s'il ne devait pas être d'emblée fait droit à cette demande, il demandait que soit ordonnée la production et le visionnage de la cassette de l'émission litigieuse.
10. Par une ordonnance du 24 octobre 2001, le président du tribunal de première instance interdit la diffusion de l'émission litigieuse, sous peine d'une astreinte de deux millions de francs belges par diffusion sur une chaîne de télévision belge, et décida que l'ordonnance porterait ses effets jusqu'au prononcé d'une décision au fond, à charge pour le demandeur d'engager une procédure au fond dans le délai d'un mois à dater du prononcé, à défaut de quoi l'ordonnance de référé cesserait de porter ses effets. ...
15. Le docteur D.B. fit signifier l'ordonnance du 24 octobre 2001, le même jour à seize heures quarante.
16. L'émission ne fut cependant pas annulée, mais la séquence consacrée aux prétendues erreurs médicales du docteur D.B. fut remplacée par un débat entre un journaliste et le producteur de l'émission. Lors de ce débat et du journal télévisé qui l'avait précédé, la requérante commenta longuement la décision du 24 octobre 2001, parlant de censure par le pouvoir judiciaire de la liberté de la presse. Le nom du docteur D.B. fut cité à plusieurs reprises. Le 25 octobre 2001, ce dernier demanda de pouvoir exercer son droit de réponse, ce que la requérante refusa par lettre recommandée du 31 octobre 2001.
17. Le 5 novembre 2001, la requérante interjeta appel contre l'ordonnance précitée devant la cour d'appel de Bruxelles.
18. Le 6 novembre 2001, le docteur D.B. introduisit une procédure au fond contre la requérante devant le tribunal de première instance de Bruxelles. La procédure avait un objet identique à l'action introduite en référé. A l'audience d'introduction, la cause fut remise sine die, en vue de permettre sa mise en état. Au jour de l'introduction de la requête devant la Cour, cette procédure était encore pendante.
19. Par un arrêt interlocutoire du 21 décembre 2001, la cour d'appel, statuant en appel de référé, décida que l'article 25 de la Constitution n'était pas applicable en l'espèce au motif qu'il ne concernait que la presse écrite et non la presse audiovisuelle et que ni l'article 19 de la Constitution ni l'article 10 de la Convention n'interdisaient la restriction à l'exercice de la liberté d'expression, pourvu qu'elle trouve son fondement dans la loi. La cour d'appel releva que les articles 22 de la Constitution et 8 de la Convention, consacrant le respect du droit à la vie privée, ainsi que les articles 584 et 1039 du code judiciaire, constituaient pareille loi et permettaient au juge des référés d'ordonner des restrictions préventives à la liberté d'expression dans les « cas flagrants de violation des droits d'autrui ». La cour d'appel estima qu'en l'espèce, le communiqué de présentation de l'émission litigieuse donnait à penser que la diffusion de cette émission serait de nature à porter atteinte à l'honneur, à la réputation et à la vie privée du docteur D.B.
20. En outre, la cour d'appel ordonna une réouverture des débats et prescrivit à la requérante de produire l'enregistrement de l'émission litigieuse. ...
22. L'émission fut visionnée à l'audience du 10 janvier 2002. A part les extraits d'interviews de cinq patients qui estimaient avoir des motifs de se plaindre du docteur D.B., l'émission était constituée : de l'interview d'un spécialiste médical, qui expliquait le problème médical rencontré et les anomalies décelées par la consultation du dossier médical des plaignants ; des réponses du docteur D.B. à ces commentaires ; d'extraits d'interviews de spécialistes (un médecin membre du conseil de l'Ordre, un avocat spécialisé en droit médical, un fonctionnaire du ministère de la santé) ; enfin, des extraits d'une opération de neurochirurgie filmée et commentée par un autre médecin.
23. Par un second arrêt du 22 mars 2002, la cour d'appel déclara l'appel de la requérante non fondé. Elle estima que la diffusion de l'émission projetée serait de nature à causer un dommage grave au docteur D.B., portant ainsi atteinte à son honneur et à sa réputation, ce qui entraînerait un dommage matériel important. Elle conclut que la mesure d'interdiction préventive répondait à un besoin social impérieux, était proportionnée au but légitime poursuivi et reposait sur des motifs pertinents et suffisants. ...
27. Le 12 mai 2003, la requérante se pourvut en cassation contre les deux arrêts de la cour d'appel. ...
28. Dans le premier moyen en cassation, elle prétendait que l'arrêt attaqué, dans la mesure où il déclarait l'article 25, alinéa premier, non applicable aux émissions de télévision, violait cette disposition. A l'heure actuelle, où la radio et la télévision sont des médias dont l'audience dépasse très largement celle de la presse écrite, exclure ces médias du champ d'application de l'article 25 de la Constitution aboutissait à retirer de cette disposition son élément essentiel, à savoir la protection de la libre diffusion des idées et non de l'instrument de celle-ci. S'il était exact que la liberté de manifester ses opinions n'était pas absolue, elle ne pouvait pas faire l'objet de mesures d'interdiction préalable, mais seulement de mesures de répression. Il fallait, à tout le moins, que l'opinion ait eu, selon les termes mêmes de l'article 19 de la Constitution, « l'occasion » de s'exercer. L'article 19 ne permettait point à l'autorité de subordonner l'exercice de la libre manifestation des opinions en toute matière à un contrôle préalable des opinions, ni l'interdiction préalable de toute diffusion d'une émission télévisée.
29. La requérante présenta un second moyen, à titre subsidiaire et dans l'hypothèse où il devrait être considéré que l'article 19 de la Constitution n'interdisait pas toute mesure de restriction préventive à l'exercice de la liberté d'expression et que les articles 18, alinéa 2, 19, alinéa 2, 584 et 1039 du code judiciaire combinés avec les articles 8 de la Convention et 22 de la Constitution constituaient la « loi » au sens de l'article 10, paragraphe 2. Elle y affirmait que si l'article 10 ne garantissait pas une liberté d'expression sans aucune restriction - même en ce qui concernait la couverture médiatique des questions présentant un intérêt public sérieux - et si l'exercice de cette liberté comportait des devoirs et responsabilités qui s'appliquaient aussi à la presse et pouvaient revêtir de l'importance lorsque l'on risquait de porter atteinte à la réputation de particuliers ou de mettre en péril les droits d'autrui, le seul intérêt, même incontestable, du défendeur à protéger son honneur et sa réputation professionnelle n'était pas suffisant pour primer l'important intérêt public à préserver la liberté pour la presse de fournir des informations sur des questions présentant un intérêt public légitime.
30. Dans ses conclusions, l'avocat général conclut à la cassation des arrêts de la cour d'appel.
32. Par un arrêt du 2 juin 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.
33. En premier lieu, la Cour de cassation confirma l'arrêt de la cour d'appel en ce qui concernait l'inapplicabilité de l'article 25 de la Constitution, en estimant que les émissions de télévision n'étaient pas des modes d'expression par des écrits imprimés. Elle considéra qu'il n'y avait pas violation de l'article 19 de la Constitution quant à l'obligation faite à la requérante de produire aux débats l'enregistrement de l'émission litigieuse, au motif que le juge des référés tenait provisoirement en suspens la diffusion de l'émission afin de garantir une protection effective de l'honneur, la réputation et la vie privée d'autrui. En outre, elle jugea que les articles 22 et 144 de la Constitution, 8 et 10 de la Convention et 584 et 1039 du code judiciaire, interprétés de manière constante par la Cour, autorisaient les restrictions prévues à l'article 10, paragraphe 2, de la Convention et qu'ils étaient suffisamment précis pour permettre à toute personne, s'entourant au besoin de conseils éclairés, de prévoir les conséquences juridiques de ses actes.
34. Plus particulièrement, la Cour de cassation s'exprima en ces termes :

« En vertu de l'article 144 de la Constitution, le pouvoir judiciaire est compétent tant pour prévenir que pour réparer une lésion illicite d'un droit civil.

» De même, le juge statuant en référé, comme en l'espèce, trouve dans les articles 584 et 1039 du code judiciaire la compétence de prendre au provisoire à l'égard de l'auteur d'une telle lésion les mesures nécessaires à la conservation des droits subjectifs si des apparences de droit le justifient.

» Particulièrement, en présence de la menace grave de violation d'un droit, le juge des référés puise dans l'article 18, alinéa 2, du code judiciaire le pouvoir d'ordonner des mesures aptes à prévenir une telle violation ».

35. En deuxième lieu, la Cour de cassation, statuant sur la fin de non-recevoir opposée au second moyen de la requérante et déduite de ce qu'elle n'invoquait pas la
violation de l'article 584 du code judiciaire, jugea ainsi :

« Pour faire droit à la demande du défendeur, l'arrêt attaqué du 22 mars 2002 considère que celui-ci « justifie [...] d'une apparence de droit suffisante à obtenir provisoirement l'interdiction de diffuser l'émission litigieuse qui porte atteinte de manière manifeste et sans nécessité à son honneur et à sa réputation.

» Le juge des référés peut ordonner des mesures provisoires s'il existe une apparence de droit qui justifie une telle décision.

» Le juge qui se borne à examiner les droits apparents des parties, sans appliquer des règles de droit qui ne pourraient raisonnablement fonder les mesures provisoires qu'il ordonne, n'excède pas les limites de sa compétence.

» La demanderesse ne pourrait critiquer l'appréciation provisoire de la cour d'appel qu'à la condition d'invoquer la violation de l'article 584 du code judiciaire, ce qu'elle ne fait pas ».

En droit

I. Sur la violation alléguée de l'article 6, paragraphe
premier, de la Convention

61. La requérante se plaint que la Cour de cassation a refusé de prendre en considération le second moyen soulevé par la requérante et qui invoquait la violation de l'article 10 de la Convention par un motif fondé sur un formalisme excessif : le défaut d'invocation de la violation de l'article 584 du code judiciaire. Elle allègue une violation de l'article 6, paragraphe premier, de la Convention qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».

A. Sur la recevabilité

62. A titre principal, le gouvernement soutient que l'article 6 ne s'applique pas à la procédure de référé suivie en l'espèce. La Cour de cassation belge pose une condition formelle spécifique pour l'introduction d'un pourvoi dirigé, comme en l'espèce, contre une décision prise en référé. Cette condition consiste en la mention obligatoire au moyen du pourvoi de l'article 584 du code judiciaire, qui fonde la compétence du juge des référés, disposition prétendument violée selon la requérante par la cour d'appel de Bruxelles. La réserve formulée par la Cour de cassation tend à postuler que certaines modalités ou spécificités doivent être tolérées, en ce qu'elles s'expliquent par la particularité de la procédure en référé. Le grief de la requérante soulève bien de telles spécificités appelant, par conséquent, une application de l'article 6 « modulée » ou « sur mesure », à tout le moins qui soit respectueuse des particularités propres au référé. Le gouvernement prétend que l'arrêt Micallef c./ Malte ([GC], no 17056/06, 15 octobre 2009)  [2] ne contredit pas cette approche d'autant plus qu'il précise que, dans des cas exceptionnels, il peut se révéler impossible de respecter dans l'immédiat toutes les exigences de l'article 6 et que d'autres garanties procédurales peuvent s'appliquer dans la mesure où le permettent la nature et le but de la procédure provisoire considérée.
63. Se prévalant des arrêts Aerts c./ Belgique (30 juillet 1998 [3], Recueil 1998-V) et Ravon c./ France (no 18497/03, 21 février 2008), la requérante soutient que lorsque, nonobstant son caractère provisoire, l'issue de la procédure en référé est déterminante pour la consécration ou la privation, même à titre temporaire, d'un droit garanti par la Convention, l'article 6 est applicable. La requérante critique l'applicabilité « modulable » de l'article 6 de la Convention préconisée par le gouvernement. Dès lors qu'en droit belge, le droit à un tribunal existe et s'applique, suivant la Cour de cassation, à une procédure en référé (arrêt du 14 janvier 2005, Greenpeace Belgium c./ Baggerwerken De Cloedt and Zoon e.a., Pas., I, 76, no 24) et, suivant la Cour constitutionnelle, à toute procédure en raison de son statut de principe général de droit à valeur constitutionnelle, l'applicabilité de l'article 6 en l'espèce ne peut être contestée. Suite à l'adoption de l'arrêt Micallef précité, la requérante souligne que cet arrêt rend sans objet la contestation par le gouvernement de l'applicabilité de l'article 6 en l'espèce.
64. La Cour rappelle que par son arrêt Micallef précité, elle a souligné qu'il existait aujourd'hui un large consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe quant à l'applicabilité de l'article 6 aux mesures provisoires, y compris les injonctions. La Cour a relevé que les décisions prises par des juges dans des procédures d'injonction tenaient lieu bien souvent de décisions sur le fond pendant un délai assez long, voire définitivement dans des situations exceptionnelles. Il s'ensuivait que, dans bien des cas, la procédure provisoire et la procédure au principal portaient sur les mêmes « droits ou obligations de caractère civil », au sens de l'article 6, et produisaient les mêmes effets. Dans ces conditions, la Cour a jugé qu'il ne se justifiait plus de considérer automatiquement que les procédures d'injonction n'étaient pas déterminantes pour des droits ou obligations de caractère civil. Par ailleurs, elle a souligné n'être pas convaincue que les déficiences d'une procédure provisoire puissent être corrigées dans le cadre de la procédure au principal, étant donné que tout préjudice subi dans l'intervalle pourrait être devenu irréversible.
65. En l'espèce, la Cour note que l'ordonnance du 24 octobre 2001 avait le même objet que la procédure au principal - interdire la diffusion de l'émission litigieuse -, visait à trancher le même droit que celui en jeu dans cette procédure - le droit à la liberté d'expression et à communiquer des informations par voie de presse - et était exécutoire immédiatement. Elle relève aussi qu'au jour de l'introduction de la requête, la procédure au fond n'avait pas été poursuivie. L'article 6 est donc applicable.
66. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35, paragraphe 3, de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond ...

2. Appréciation de la Cour

- a. Principes généraux
69. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne (voy., parmi beaucoup d'autres, García Manibardo c./ Espagne, no 38695/97, paragraphe 36, CEDH 2000-II). Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect particulier, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l'article 6, paragraphe premier, que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voy., parmi beaucoup d'autres, Edificaciones March Gallego S.A. c./ Espagne, 19 février 1998, paragraphe 34, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). En effet, le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente.
70. La Cour rappelle en outre que l'article 6 de la Convention n'astreint pas les Etats contractants à créer des cours d'appel ou de cassation. Néanmoins, un Etat qui se dote de juridictions de cette nature a l'obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d'elles des garanties fondamentales de l'article 6 (voy., notamment, Delcourt c./ Belgique, 17 janvier 1970, paragraphes 25-26, série A no 11). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d'accès à un tribunal reconnu par l'article 6, paragraphe premier, de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l'ensemble du procès mené dans l'ordre juridique interne (Khalfaoui c./ France, no 34791/97, CEDH 1999-IX ; Mohr c. Luxembourg (déc.), no 29236/95, 20 avril 1999).
71. A ce jour, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l'application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d'accès à un tribunal. Il en est ainsi, quand l'interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, effectivement, l'examen au fond du recours exercé par l'intéressé (Beleš et autres c./ République tchèque, no 47273/99, paragraphe 69, CEDH 2002-IX ; Zvolský et Zvolská c./ République tchèque, no 46129/99, paragraphe 55, CEDH 2002-IX ; Kempf et autres c./ Luxembourg, no 17140/05, paragraphe 59, 24 avril 2008 ; Dattel c./ Luxembourg (No 2), no 18522/06, paragraphe 44, 30 juillet 2009).
- b. Application en l'espèce des principes susmentionnés
72. En l'occurrence, la Cour constate que la requérante a eu accès à la Cour de cassation, mais seulement pour entendre déclarer son second moyen irrecevable, au motif qu'elle n'avait pas invoqué la violation de l'article 584 du code judiciaire. Or, en soi, le fait d'avoir pu saisir une juridiction ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l'article 6, paragraphe premier : encore faut-il constater que le degré d'accès procuré par la législation nationale suffisait pour assurer à l'intéressée le « droit à un tribunal », eu égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique (voy., parmi beaucoup d'autres, Sotiris et Nikos Koutras ATTEE c./ Grèce, no 39442/98, paragraphe 19, CEDH 2000-XII).
73. La Cour note que l'article 584 du code judiciaire prévoit la compétence du juge des référés. Avec la requérante, la Cour note que la règle appliquée par la Cour de cassation, pour déclarer irrecevable le second moyen, est une construction jurisprudentielle qui ne découle pas d'une disposition légale spécifique, mais qui est inspirée par la spécificité du rôle joué par la Cour de cassation, dont le contrôle est limité au respect du droit. Comme le souligne, du reste, la requérante, cette jurisprudence n'est pas constante puisque, dans d'autres affaires et notamment dans l'arrêt du 14 janvier 2005 (paragraphe 58 ci-dessus), la Cour de cassation a admis la recevabilité des moyens dirigés contre des décisions de référé, bien qu'ils n'eussent pas mentionné la violation de l'article 584. La Cour ne considère pas que la formulation du second moyen du pourvoi ait placé la Cour de cassation dans l'impossibilité de déterminer la base juridique conformément à laquelle elle devait procéder au contrôle de la décision des juges des référés. Ce second moyen était pris de la violation de l'article 10 de la Convention et exposait de manière précise les motifs pour lesquels cet article avait été violé en l'espèce.
74. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la Cour de cassation a fait en l'occurrence preuve de formalisme excessif, ce qui a entraîné l'irrecevabilité du second moyen du pourvoi formé par la requérante.
75. Il y a donc eu violation de l'article 6, paragraphe premier, de la Convention.

II. Sur la violation alléguée de l'article 10 de la Convention

76. La requérante se plaint que le visionnage préalable à toute diffusion de l'émission par la cour d'appel de Bruxelles, en vue du contrôle de son contenu, et ensuite l'interdiction à titre préventif de cette émission, ont violé la liberté d'expression, la liberté de la presse et la liberté de diffuser des informations. Elle allègue une violation de l'article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

» 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

A. Sur la recevabilité

77. A titre principal, le gouvernement soutient que la requérante n'a pas épuisé les voies de recours internes car elle n'a pas poursuivi la procédure au fond. Il souligne que le caractère provisoire et préalable des ordonnances du juge des référés les dénue de toute autorité de chose jugée à l'égard du juge du fond, qui n'est en conséquence pas lié par ce que décide le juge des référés. Celui-ci ne fait qu'adopter une mesure conservatoire, qui préserve les droits du demandeur pour lui permettre d'endurer normalement le procès au fond, sans que son issue soit dépourvue d'intérêt pratique ; il s'agit essentiellement de préserver l'avenir. L'ordonnance rendue en l'espèce par le président du tribunal de première instance ne constitue pas une décision définitive, mais a pour unique objet d'aménager une situation provisoire sous réserve du jugement définitif du juge du fond, dont la faculté de s'écarter totalement des conclusions du juge des référés reste parfaitement préservée. L'ordonnance limitait elle-même ses effets jusqu'au prononcé d'une décision au fond, à charge pour le demandeur d'engager une procédure au fond dans le délai d'un mois, ce que le docteur D.B. a fait.
78. Le gouvernement affirme que la poursuite de la procédure au fond constituait - et constituerait encore actuellement - une voie de recours accessible, effective et adéquate concernant la question de savoir si un juge peut interdire une émission télévisée dont une partie prétend qu'elle porte atteinte à ses droits. Le juge du fond peut non seulement réviser, modifier ou mettre à néant l'ordonnance de référé, en autorisant la diffusion de l'émission litigieuse, mais encore prononcer des dommages et intérêts si l'exécution des mesures ordonnées a été fautive et a causé un préjudice. L'article 747 du code judicaire, dans son ancienne version, et l'ancien article 751 du même code prévoyaient non seulement des délais précis, mais la possibilité pour chaque partie de demander une mise en état judiciaire rapide. En outre, la poursuite parallèle des procédures au fond et en référé, qui est possible, aurait permis à la requérante d'agir avec le plus de célérité possible et de ne subir aucun préjudice du fait de la durée de la procédure nécessaire pour obtenir une décision au fond définitive. ...
80. Se prévalant de l'arrêt Editions Plon c./ France (no 58148/00, CEDH 2004-IV), le gouvernement soutient qu'une procédure au fond aurait permis d'intégrer, par un facteur temps, d'autres éléments à soumettre à l'appréciation du juge concernant le droit à la liberté d'expression de la requérante, en ce que notamment le référé et l'appel considéraient l'émission litigieuse comme diffamatoire du fait qu'elle ne pouvait pas ou peu faire état d'éléments objectifs tels des poursuites judiciaires à l'encontre du docteur D.B. ...
82. La requérante prétend que la procédure au fond n'est pas une voie de recours contre une décision rendue en référé. Il est bien établi en droit belge que l'instance en référé est autonome par rapport à l'instance au principal. ...
87. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'article 35 de la Convention « ne prescrit l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies » (voy. notamment les arrêts Vernillo c./ France du 20 février 1991, série A no 198, paragraphe 27, Dalia c./ France du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, Civet c./ France [GC] du 28 septembre 1999, no 29340/95, CEDH 1999-VI, et également Gautrin c./ France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, paragraphe 38). De plus, « la règle de l'épuisement des voies de recours internes ne s'accommode pas d'une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu : en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s'inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants » (Mentes et autres c./ Turquie, arrêt du 28 novembre 1997, Recueil 1997-VIII, paragraphe 58).
88. De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d'en utiliser d'autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c./ Malte [GC], no 25642/94, paragraphe 39, CEDH 1999-III).
89. En l'espèce, de l'avis de la Cour, la requérante a épuisé toutes les voies de recours de la procédure en référé puisqu'elle a interjeté appel contre l'ordonnance du président du tribunal de première instance et qu'elle a ensuite introduit un pourvoi en cassation contre l'arrêt rendu en appel. La poursuite de la procédure au fond, introduite par la partie adverse de la requérante pour conserver le bénéfice de l'interdiction prononcée en référé, n'aurait pas permis - même en cas d'issue favorable pour la requérante - de réparer le préjudice causé par l'interdiction de diffuser l'émission. Faute de pouvoir reprogrammer l'émission dans un délai raisonnable, la procédure au fond - à supposer même qu'on puisse la considérer comme un recours contre la procédure en référé - ne constituait pas, dans les circonstances de l'espèce, un recours effectif au sens de la Convention. Comme la Cour l'a déjà relevé, l'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Hashman et Harrup c./ Royaume-Uni, [GC] no 25594/94, paragraphe 32, 25 novembre 1999, ECHR 1999-VIII).
90. La Cour rappelle, en outre, que dans l'affaire Maurice et autres c./ France ((déc.), no 11810/03, 6 juillet 2004), dans laquelle une procédure de référé avait été menée à son terme mais où deux procédures au fond étaient toujours pendantes, elle a rejeté une exception du gouvernement tirée du non-épuisement, constatant qu'un arrêt du Conseil d'Etat vouait à l'échec tout autre recours que les requérants pouvaient utiliser.
91. Quant à l'arrêt Editions Plon c./ France précité invoqué par le gouvernement, la Cour rappelle qu'elle a examiné séparément la procédure en référé et la procédure au fond afin de déterminer s'il y avait eu violation de l'article 10 de la Convention. De même dans sa décision Hachette Filipacchi et Associés c./ France (no 71111/01,
2 février 2006), la Cour a déclaré la requête recevable, alors que la décision critiquée avait été prononcée en référé, confirmée en appel et en cassation, sans qu'aucune procédure au fond n'ait été intentée.
92. La Cour considère que la requérante a donc donné l'opportunité aux juridictions internes de constater et de redresser son grief, à savoir la violation de son droit à la liberté d'expression. Elle a par conséquent satisfait à la condition d'épuisement préalable des voies de recours internes, prévue à l'article 35, paragraphe premier, de la Convention. L'exception du gouvernement ne peut donc qu'être rejetée.
93. La Cour constate par ailleurs que le grief de la requérante n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35, paragraphe 3, de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Sur l'existence d'une ingérence

94. La Cour relève que les juridictions belges ont interdit, en référé, à la requérante de diffuser une séquence d'une émission de télévision traitant des questions judiciaires d'actualité. Cette interdiction devait porter ses effets jusqu'au prononcé d'une décision au fond. Il est donc manifeste - cela n'est d'ailleurs pas contesté par les parties - qu'elle a subi une « ingérence d'autorités publiques » dans l'exercice du droit garanti par l'article 10 de la Convention.
95. Pareille immixtion enfreint la Convention, si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

2. Sur la justification de l'ingérence ...

- ii. Appréciation de la Cour
103. La Cour rappelle que l'on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l'article 10, paragraphe 2, de la Convention qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé. Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s'accompagne parfois d'une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s'adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c./ France [GC],
no 21279/02 et 36448/02, 22 octobre 2007, paragraphe 41).
104. La Cour rappelle également que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s'agit, du domaine qu'il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. La prévisibilité de la loi ne s'oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d'un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de leur métier ; aussi peut-on attendre d'eux qu'ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu'il comporte (voy., par exemple, les arrêts Cantoni c./ France du 15 novembre 1996, paragraphe 35, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Chauvy et autres c./ France du 29 juin 2004, no 64915/01, paragraphes 43-45, CEDH 2004-VI).
105. La Cour a maintes fois souligné que l'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt. Ce risque existe également s'agissant de publications autres que les périodiques, qui portent sur un sujet d'actualité. Certes, l'article 10 de la Convention n'interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times (n° 1), précité, et Markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c./ Allemagne (20 novembre 1989, série A n° 165). De telles restrictions présentent cependant de si grands dangers qu'elles appellent de la part de la Cour l'examen le plus attentif. Dès lors, ces restrictions préalables doivent s'inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l'interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels (Association Ekin c./ France, no 39288/98, paragraphe 58, 17 juillet 2001).
106. La Cour relève qu'en l'espèce, la cour d'appel de Bruxelles a considéré que les articles 18, alinéa 2, 19, alinéa 2, 584 et 1039 du code judiciaire, combinés avec les articles 8 de la Convention et 22 de la Constitution, permettaient aux juges de prendre préventivement des mesures de restriction à la liberté de diffuser une émission. Quant à la Cour de cassation, après avoir précisé que les articles 22 de la Constitution et 8 de la Convention consacraient le droit au respect de la vie privée et familiale, qui comprend le droit à la réputation et à l'honneur, elle a estimé que les articles précités du code judiciaire autorisaient les restrictions prévues à l'article 10, paragraphe 2, de la Convention et qu'ils étaient suffisamment précis pour permettre à toute personne, s'entourant au besoin de conseils éclairés, de prévoir les conséquences juridiques de ses actes.
107. En ce qui concerne l'accessibilité ou la prévisibilité des dispositions en vertu desquelles le juge des référés interdit en général et a interdit en l'espèce la diffusion de l'émission litigieuse, la Cour note qu'en droit belge, la liberté d'expression s'articule, en premier lieu, autour des articles 19 et 25 de la Constitution, qui assurent la liberté d'opinion et la liberté de la presse, en deuxième lieu, autour des articles 1382 et 1383 du code civil qui sanctionnent les abus de cette liberté et, en troisième lieu, autour des articles 18, 19, 584 et 1039 du code judiciaire qui définissent les modalités d'action en vue du respect des droits devant les autorités judiciaires.
108. Néanmoins, la Cour note que l'article 19 de la Constitution, qui consacre entre autres la liberté d'expression, n'autorise que la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés, ce qui implique une sanction a posteriori des fautes et abus commis à l'occasion de l'exercice de cette liberté. Les articles 18, 19, 584 et 1039 du code judiciaire, ainsi que l'article 1382 du code civil, pris isolément et même combinés avec l'article 144 de la Constitution, sont des textes généraux qui concernent la compétence des tribunaux et qui ne donnent pas de précisions quant au type de restrictions autorisées, leur but, leur durée, leur étendue et le contrôle dont elles pourraient faire l'objet. Il s'ensuit que ces articles ne s'inscrivent pas dans un cadre légal suffisamment précis quant à la délimitation de l'interdiction au sens de l'arrêt Association Ekin c./ France précité.
109. La Cour considère qu'il convient de distinguer la présente affaire tant de l'arrêt Leempoel précité que de l'arrêt De Haes et Gijsels c./ Belgique (24 février 1997, Recueil 1997-I). Dans la première, la Cour avait conclu que l'application combinée de l'article 1382 du code civil et des articles 18, alinéa 2, et 584 du code judiciaire devait être considérée comme visant à limiter l'ampleur d'un dommage déjà causé par la publication d'un article, ce qui rendait la mesure litigieuse accessible et prévisible ; dans la seconde, elle avait estimé que l'article 1382 du code civil pouvait constituer une loi au sens de l'article 10, paragraphe 2. Or, dans ces deux affaires étaient en cause des mesures de restriction à la liberté de la presse écrite prises a posteriori.
110. La Cour relève que, dans l'arrêt du 29 juin 2000 rendu dans l'affaire Leempoel précité (paragraphe 41 ci-dessus) [4], la Cour de cassation a admis la compétence des juges des référés de limiter ou de réguler la diffusion d'émissions audiovisuelles ou même d'un texte, en se fondant sur les articles 144 de la Constitution, 584 et 1039 du code judiciaire et 1382 du code civil. Toutefois, dans un arrêt du 28 août 2000 (paragraphe 59 ci-dessus)*, le Conseil d'État a souligné que les articles 19 et 25 de la Constitution interdisaient qu'un contrôle préalable soit effectué sur l'usage de la liberté d'expression et sur la liberté de la presse ou, en d'autres termes, qu'un intéressé ne soit autorisé à diffuser des écrits ou manifester des opinions, qu'après qu'une autorité compétente ou un autre tiers se prononce sur leur caractère licite. Enfin, la Cour d'arbitrage (paragraphe 60 ci-dessus)* a considéré, par son arrêt du 6 octobre 2004, que l'interdiction des mesures préventives en général et de la censure en particulier implique que l'intervention judiciaire visant à interdire la diffusion d'un ouvrage ne soit possible qu'après cette diffusion.
111. La Cour note plus particulièrement que si l'article 584 du code judiciaire, seul ou combiné avec l'article 1382 du code civil, permet l'intervention du juge des référés, il y a divergence dans la jurisprudence quant à la possibilité d'une intervention préventive de celui-ci, d'autant plus que les articles 1382 et 1383 organisent un mécanisme de sanction a posteriori.
112. La Cour rappelle que la fonction de décision confiée aux juridictions sert à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l'interprétation de normes dont le libellé ne présente pas une précision absolue (Cantoni c./ France, arrêt du 15 novembre 1996, paragraphe 32, Recueil 1996-V).
113. Assurément, une jurisprudence des juges du fond et notamment des juges des référés en matière de contrôle judiciaire de la presse en Belgique existe mais elle laisse apparaître des divergences. Si l'ordonnance rendue en l'espèce précisait qu'il avait été jugé maintes fois que le juge des référés pouvait intervenir préventivement, l'examen d'autres ordonnances en référé permet de se rendre compte qu'il n'existe pas en droit belge une jurisprudence nette et constante qui aurait permis à la requérante de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de la diffusion de l'émission litigieuse. Ces différentes ordonnances se caractérisent par leur contradiction, même lorsqu'elles sont prises par des juges différents au sein de la même juridiction (paragraphes 39-58 ci-dessus).
114. Or, un contrôle judiciaire de la diffusion des informations par quelque support de presse que ce soit, opéré par le juge des référés, sur la base de la mise en balance des intérêts en conflit et dans le but d'aménager un équilibre entre ces intérêts, ne saurait se concevoir sans un cadre fixant des règles précises et spécifiques pour l'application d'une restriction préventive à la liberté d'expression. A défaut d'un tel cadre, cette liberté risque de se trouver menacée par la multiplication des contestations et la divergence des solutions qui seront données par les juges des référés. En effet, d'une part, les programmes télévisés sont souvent annoncés d'avance et publiés dans la presse, ce qui permet aux personnes qui craignent d'être mises en cause de saisir éventuellement le juge avant la diffusion prévue ; d'autre part, le pouvoir discrétionnaire des juges des référés et la multiplication des solutions risque de conduire à une casuistique en matière des mesures préventives dans le domaine de l'audiovisuel, impropre à préserver l'essence même de la liberté de communiquer des informations.
115. Certes, l'article 10 de la Convention, en n'empêchant pas les États de soumettre les médias audiovisuels à un régime d'autorisation, admet le principe d'un traitement différencié pour ces médias et les médias écrits. Toutefois, la distinction faite par la Cour de cassation belge selon le support de l'information, à savoir entre la presse écrite et la presse audiovisuelle, et qui entraîne une application des articles différents de la Constitution, ne paraît pas déterminante en l'espèce. Elle n'assure pas la protection d'un cadre légal strict aux restrictions préalables que la Convention entend accorder à la diffusion des informations, idées et opinions, d'autant plus que la jurisprudence ne tranche pas la question du sens à donner à la notion de « censure », prohibée par l'article 25 de la Constitution. En l'occurrence, la Cour note qu'à la divergence de la jurisprudence des juges des référés en la matière en Belgique, s'ajoute la divergence de la jurisprudence des juridictions suprêmes (paragraphe 110 ci-dessus). La Cour rappelle encore que si des restrictions préalables devaient intervenir dans le domaine de la presse, elles ne pourraient que s'inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l'interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels (Association Ekin c./ France, précité, paragraphe 58).
116. En conclusion, la Cour considère que le cadre législatif combiné avec la cadre jurisprudentiel existant en Belgique, tel qu'il a été appliqué à la requérante, ne répond pas à la condition de la prévisibilité voulue par la Convention et ne lui a pas permis de jouir d'un degré suffisant de protection requise par la prééminence du droit dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l'article 10 de la Convention.
117. Eu égard à la conclusion qui précède, la Cour n'estime pas nécessaire de contrôler en l'occurrence le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l'article 10.
...
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité, ...
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6, paragraphe premier, de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
4. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage matériel et le dommage moral subis par la requérante ; ...
Siég. :  Mmes D. Jociene (prés.), Fr. Tulkens, I. Cabral Barreto, MM. D. Popovic, G. 
Malinverni
, I. Karakas et G. Raimondi.
Greffier : M. S. Naismith.
Plaid. : MeJ. Englebert et M. M. Tysebaert.

 


[1] La longueur de l'arrêt nous contraint à n'en publier que les principaux extraits mais que son texte intégral est disponible à l'urlhttp://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?item=1&portal=hbkm&action=html&highlight= RTBF%20%7C%20Belgique&sessionid=72274533&skin=hudoc-fr .
[2] Cette revue, 2010, p. 824, et obs. Jacques Van Compernolle.
[3] Cette revue, 1998, p. 1720, et 2010, p. 1090.
[4] Paragraphes non reproduits


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Sommaire

  • Les articles 18, alinéa 2, 19, alinéa 2, 584 et 1039 du code judiciaire, combinés avec les article 8 de la Convention et 22 de la Constitution, ainsi qu'avec l'interprétation qu'en donne la jurisprudence, ne peuvent être considérés comme répondant à la condition de prévisibilité imposée par la Convention pour justifier une ingérence dans la liberté d'expression permettant à une juridiction de censurer préalablement la diffusion d'une émission de télévision dont il est prétendu qu'elle porte atteinte au respect d'une à la vie privée d'une personne.

    L'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt. Partant, la poursuite d'une procédure au fond ne peut être considérée comme une voie de recours contre une décision de référé qui interdit la diffusion d'une émission de télévision. La recevabilité d'un recours à la Cour européenne des droits de l'homme ne peut donc être subordonnée à l'achèvement préalable de pareille procédure au fond.

    En subordonnant la recevabilité d'un moyen de cassation, dirigé contre un arrêt de référé qui fait droit à une demande de mesures provisoires, à l'invocation expresse d'une violation de l'article 584 du Code judiciaire (C. jud.), la Cour de cassation fait preuve d'un formalisme excessif, constitutif d'une violation du droit d'accès à un tribunal consacré par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Mots-clés

  • Droits de l'homme - Procès équitable - Cassation - Pourvoi en cassation - Recevabilité - Formalisme excessif - Violation
  • Droits de l'homme - Généralités et principes - Recevabilité des recours - Epuisement des voies de recours internes - Procédure de référé - Poursuite de la procédure au fond (non)
  • Droits de l'homme - Respect de la vie privée - Liberté d'expression - Liberté d'informer - Radio - T.V. - Censure préalable - Ingérence des autorités publiques - Prévisibilité suffisante - Cadre législatif et jurisprudentiel belge (non) - Violation.

Date(s)

  • Date de publication : 01/07/2011
  • Date de prononcé : 29/03/2011

Référence

Cour européenne des droits de l'homme (2 esection), 29/03/2011, J.L.M.B., 2011/26, p. 1244-1256.

Branches du droit

  • Droit judiciaire > Compétence > Compétence matérielle > Président du tribunal
  • Droit international > Droits de l'homme > Droits de l'homme - CEDH > Procès équitable
  • Droit judiciaire > Référé > Autres
  • Droit international > Droits de l'homme > Droits de l'homme - CEDH > Liberté d'expression - art. 10
  • Droit international > Droits de l'homme > Droits de l'homme - CEDH > Respect de la vie privée

Éditeur

Larcier

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